Le 7 octobre 1933, « l’été indien » , que Paris connait chaque année à cette date, avait retenu l’attention de Jules Romains qui avait décidé de commencer le dernier volume de son oeuvre magistrale par une description de Paris ce jour là. La suite, je l’ai annoncé hier, vaut la peine d’être lue ou relue en ayant à l’esprit ce que le grand écrivain aurait pu écrire pour raconter la journée du 7 octobre 2005, au petit matin..
« De ses collines, de ses plaines faiblement surélevées et penchantes, Paris descend au travail. Son mouvement est un peu le même qu’il y a vingt-cinq-ans, un peu autre. Comme le centre a bougé vers l’ouest, beaucoup d’itinéraires, à partir des quartiers périphériques et des faubourgs, se sont inclinés aussi du côté du couchant. Mais surtout ce remuement matinal a gagné en ampleur et en complication. Les banlieues se sont peuplées, étendues. Les points de départ se distribuent dans tous les secteurs d’un vaste territoire. Il ne s’agit plus du ruissellement quasi naturel d’une grande ville vers sa cuvette centrale. Par centaines de milliers, ces déplacements d’hommes et de femmes, du logis au lieu de travail, sont devenus des voyages laborieux, concertés par une longue réflexion, améliorée par l’expérience, servis par des moyens dont l’ajustement réclame de l’étude, de la promptitude, de la chance. Des centres de travail ont apparu ou démesurément grossi là où régnait jadis de l’habitation éparse, du terrain vague, du jardin maraîcher. Ils attirent à eux de nombreux mouvements nés tout au loin. Le Quai de Javel, Billancourt, vont chercher dans leur lit des gens de Belleville, de la Plaine-Saint-Denis, du Kremlin-Bicêtre. Les moyens de transport ont suivi, ou parfois précédé et orienté, ce développement abstrait. Le piéton qui descend, d’un pas juste un peu pressé, une rue de Montmartre, ou de Ménilmontant, en lisant son journal, avec un coup d’œil de temps en temps à une horloge, n’est pas encore une survivance. Mais il prend déjà quelque chose d’anachronique et de privilégié ; comme un artisan de la rue Pixérécourt, à qui son cousin, monteur à la chaîne des usines Bertrand ou Citroën, rend visite. Le travailleur d’octobre l933, en route vers son travail, est plutôt un homme debout, serré entre beaucoup d’autres, sur la plateforme d’un tramway de banlieue. Il a une main tendue tout au bout du bras pour s’accrocher tant bien que mal à une barre, à une courroie. De l’autre main il tient un journal plusieurs fois replié, qu’un voisin écrase contre lui. Il fait des prouesses de jongleur pour continuer de page en page la lecture d’un article, car les journaux ont justement inventé de couper ceux de leurs articles qui ont quelque intérêt en au moins deux tronçons qui, de la page 1 à la page 7, se dissimulent comme des chenilles dans l’herbe. Il s’énerve à cause des arrêts et des ralentissements. Malgré toute l’habitude qu’il peut avoir, il ne cesse de penser à la bouche de métro qui s’ouvrira tout à l’heure à cinquante mètres de l’arrêt du tram; à ces cinquante mètres qu’il lui faudra franchir plus vite que d’autres ; à l’escalier qu’il faudra descendre, à la queue du guichet (de combien de gens sera-t-elle ? de cinq ? de dix ? de vingt ?); à la nouvelle dégringolade de marches ; à la fermeture automatique… Pourvu qu’il ne voie pas la voiture de tête entrer et le portillon se rabattre quand il ne lui restera plus que cinq marches à descendre !… Au sortir de ces épreuves, il se trouvera de nouveau debout sur une plateforme, serré entre des gens, un bras levé et accroché au petit bonheur, un journal écrasé contre sa poitrine, des tronçons de nouvelles essayant de lui échapper. »
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