Le retour à l’ordre
La guerre n’était pas finie, mais personne, en ce début d’année 1945, ne doutait de son issue. A la mi-février, le bombardement sur Dresde fut rapidement connu et occupa les conversations. Cette ville venait de connaitre l’enfer. Les Allemands prétendaient qu’il y avait eu 250 000 morts. Il y en avait eu 25 000 ce qui était déjà considérable. Les chiffres qui circulaient faisaient froid dans le dos, dépassaient l’imagination. Il y avait eu, disait-on, 41 000 tonnes de bombes sur l’Allemagne en 1942, 206 000 en 1943, et 202 000 en 1944. L’Allemagne, en grande partie détruite, s’apprêtait à connaitre à la fois une défaite militaire, la ruine, une occupation et une faillite morale. Fin mars, l’Oder et le Rhin avaient été franchis. L’étau se resserrait sur le IIIe Reich. Pourtant, le 12 avril, quatre jours avant que les Soviétiques ne se lancent à l’assaut de Berlin, le Philarmonique donna son dernier concert avec le final du Crépuscule des dieux de Richard Wagner. La population était bombardée, privée le plus souvent de gaz, d’électricité, d’eau, d’alimentation, de moyens de transport. Avec le courrier des soldats, tout finissait par se savoir. L’Allemagne rétrécissait par l’Est comme par l’Ouest.
Mon père, il n’était pas le seul, ne parvenait pas à comprendre comment, et pourquoi, le peuple allemand était encore apparemment uni pour soutenir l’effort de guerre, alors qu’il devrait douter de la politique conduite et commencer à être atteint par la désillusion et l’amertume. La terreur que semait le régime était probablement la principale explication avec le refus d’Hitler de capituler sans conditions. Hitler faisait croire à sa population qu’à l’Ouest, comme à l’Est, on voulait détruire définitivement la nation allemande. Les élites n’eurent ni la volonté, ni les moyens d’empêcher Hitler d’entraîner l’Allemagne vers sa destruction totale. Mon père disait que s’il s’avérait que la société civile allemande était réellement en accord avec les buts du régime, alors c’était très inquiétant pour l’avenir.
Il régnait à Dinan, comme partout en France, une sorte d’allégresse. La gauche, majoritaire dans toutes les instances de la Résistance, n’avait qu’un objectif : construire une Société nouvelle, plus juste ; chasser l’ennemi, évidemment, mais surtout rétablir la République et restaurer la démocratie mise à mal par Vichy. Le bouillonnement d’idées était de nature révolutionnaire. Le parti communiste, qui n’avait que 45 000 membres en 1934, en avait maintenant plus de 900 000. Personne n’osait rappeler le Pacte germano-soviétique, au parti des 75 000 fusillés qui s’attribuait le monopole du patriotisme. Le gouvernement provisoire, depuis le mois d’août 44, devait poursuivre la guerre, aux côtés des Alliés, achever la libération du territoire, ravitailler les Français et assurer la relève de l’administration de Vichy.
Cependant, les Français sentaient bien que nous n’étions plus dans la situation de 1918; la place de la France n’était plus la même; le monde avait changé. De plus, les Français se débattaient au milieu d’effroyables difficultés : une hausse vertigineuse des prix absorbait la hausse des salaires, le rationnement était drastique et le marché noir, avec l’arrivée des Américains, continuait à être un sport national.
A Dinan, le désaccord persistait entre les divers mouvements de résistance. Il fallut la constitution d’un Comité Local de la Libération, regroupant deux délégués régulièrement mandatés des nombreux partis et mouvements de résistance :le F.N ; le M.L.N, l’O.C.M, Libération – Nord, la C.G.T, L’U.F.F, les F.U.J.P, la S.F.I.O et le P.C.F, pour pouvoir compléter, sans y parvenir, le Conseil municipal. M. Geistdoerfer déplorait le manque d’énergie des agents qualifiés pour réprimer le marché noir et sanctionner les personnes procédant à des abattages clandestins.
Je ne sais plus dans quelles circonstances, je me suis rendu seul, à la gare, à deux ou trois reprises, pendant cette période. Je n’attendais le retour d’aucun proche, mais j’éprouvais le besoin de voir ces prisonniers dont tout le monde parlait, d’être le témoin de ce que ressentaient ces familles après tant de souffrances. Ce dont je suis sûr, c’est que j’avais déjà un certain niveau de conscience qu’il ne faudrait pas oublier ce que ces hommes, ces femmes, ces familles, avaient vécu. Ils étaient encore plus maigres, mal habillés et désorientés que ceux qui les attendaient. Certains étaient blessés, il fallait les porter, les soutenir. Dans la bousculade, les pleurs et les rires se mélangeaient. Dans les jours qui suivirent, le témoignage des déportés alourdit encore un peu plus l’atmosphère tendue dans laquelle se préparaient les élections municipales. Des incidents violents, des règlements de compte, eurent lieu à Dinan comme dans la plupart des villes de France. Les déportés reprochaient aux autorités d’avoir trop vite remis en liberté des personnes qui avaient collaboré avec l’ennemi et qui étaient directement, ou indirectement, responsables de leur internement. Les journaux locaux, notamment le « Patriote de l’Ouest » du 25 mai 1945, publièrent des témoignages sur les arrestations, la vie quotidienne dans les camps. La population découvrait l’horrible face cachée du nazisme dans les récits et les yeux de ces hommes qui n’étaient pas des héros, mais avaient beaucoup souffert.
Roger Vercel, très connu localement depuis que le prix Goncourt lui avait été décerné, en 1934, pour son roman « Capitaine Conan », fut très vite inquiété. Il avait signé un éditorial dans « Ouest Eclair, le 16 octobre 1940, qui laissait penser qu’il approuvait l’élimination de « l’emprise juive » dans le domaine de la littérature.
C’est dans ce climat que les élections municipales eurent lieu à la fin du mois d’avril. Deux listes se réclamant de la Résistance se présentèrent aux suffrages des Dinannais. « Le Patriote des Côtes du Nord », journal du Front National publia dans son édition du 28 Avril, un communiqué de la liste d’Union Républicaine des mouvements de Résistance MLN, FN et UFF qui critiquait ouvertement la gestion de Michel Geistdoerfer. L’article s’achevait en appelant les électeurs à voter « contre celui qui, de tout temps, a fait du sectarisme sa plate-forme électorale ». Michel Geistdoerfer se présenta à la tête d’une liste de gauche. La liste Aubert, ayant recueilli le plus de suffrages, celui-ci fut élu maire. « C’était un homme courageux, avenant et bon », disait mon père qui avait eu, à maintes reprises, l’occasion d’observer ses qualités dans des situations difficiles. La défaite de Michel Geistdoerfer laissa des traces durables dans le paysage politique local.
Sous le titre : « La Municipalité provisoire de Dinan », le journal « Dinan-Républicain », du 24 mai 1945, rendit compte, en ces termes, de la première réunion du conseil municipal depuis les élections : « Le nouveau Conseil municipal « élu » le 29 avril, s’est réuni samedi, à 10 heures, à la mairie. Etaient présents : M.Aubert, Mme Le Prévot, MM. Duval, Michot, Mme Remignard, MM. Droz, Punelle, Douchin, Durand, Le Pennec, Joubin, Lebourdais,Mlle Carriou, MM. Fournel, Groualle, Jouane, Juguet, Mme Deslcorte-Lhermitte, MM. Chauleur, Montfort, Meunier. Le Conseil municipal a élu la municipalité qui se trouve ainsi composée : Maire, Aubert ; 1er adjoint, Groualle ; 2e adjoint, Punelle ; 3e adjoint, Michot ; 4e adjoint, Douchin. Tous élus par 21 ou 22 voix. Conseil parfaitement homogène comme nous l’avons dit.
« C’est Vichy tout entière à sa proie attachée. »
Dans la salle, nombreuse assistance. Une importante représentation des 1.193 vichyssois et collaborateurs auxquels Groualle a distribué irrégulièrement de 1941 à 1943 des bons de chaussures, avait tenu à venir témoigner sa reconnaissance à l’occasion de son élection comme 1er adjoint. Au premier rang, M. Aubry (maire vichyssois, mais inéligible le 29 avril), ne cachait pas sa joie de voir au fauteuil de maire son fidèle premier adjoint, Aubert. Il était accompagné de sa famille (son fils, on se le rappelle, témoigna sa satisfaction de voir les américains entrer dans notre ville, en déchirant lui-même la proclamation du général Eisenhower, qui venait d’être placardée sur les murs de Dinan. Remarqués aussi la famille Babron et le Dr Godard du « Secours National et Personnel ». Samedi, à l’Hôtel de Ville, il ne manquait à cette réunion collaborationniste et mondaine, que Mayade… Combien va durer ce scandale ? Ce défi ? Cette humiliation pour Dinan qui ne la mérite certes pas ? Le Conseil de Préfecture interdépartemental de Rennes nous le dira prochainement.
Depuis quelques jours, une grosseur de la taille d’un œuf de pigeon était apparue sur le côté droit de mon cou. Mon père m’emmena chez le docteur Legrand, qui avait opéré ma mère. Il diagnostiqua une adénite, probablement d’origine tuberculeuse, et ponctionna la glande, sans ménagement, avec une longue aiguille. Cette alerte, après une radio pulmonaire qui avait révélé quelques arborisations vasculaires, préoccupait mes parents qui décidèrent de m’envoyer quelques semaines au bord de la mer.
Les demoiselles Saint-Gal, à Lancieux, petite station balnéaire à vingt et un kilomètres de Dinan, acceptèrent de me prendre en pension. Habitué à une grande liberté d’action, pour mon âge, je m’ennuyais profondément avec ces deux « vieilles dames », qui m’imposaient la messe tous les jours et ne m’ont jamais emmené à la plage pendant tout mon séjour chez elles. Mon père venait me voir, de temps en temps, à vélo, mais il ne pouvait pas rester très longtemps. Nous allions voir la mer. Le reste du temps, je jouais, seul, avec mes soldats de faux plomb et mes billes, sous le regard permanent de ces vieilles bigotes, sévères, qui me tapaient sur les doigts et ne riaient jamais. Je ne les faisais pas rire. Rien ne les faisait plus rire. Sans autre famille que mes parents, je ne connaissais pas les personnes âgées, leurs maniaqueries, leur odeur, leurs aversions. Après ce séjour, qui me parut interminable, mes parents décidèrent de faire à nouveau un séjour d’une semaine à l’Abbaye de Saint-Jacut-de-la-Mer dont ils avaient un si bon souvenir. Nous nous y rendîmes à Pâques.
Il faut se souvenir que la population vivait dans la crainte permanente d’attraper la tuberculose, considérée comme un fléau. Les conditions de vie, le rationnement, le déficit alimentaire, favorisaient le développement de la maladie, malgré la lutte antituberculeuse, le dépistage systématique par radiographie et le BCG plus ou moins efficace. Chaque année, pendant l’occupation, il était demandé aux enfants des écoles de vendre des timbres antituberculeux. Des affiches interdisaient de cracher sur la voie publique sous peine de sanctions. Il n’en restait pas moins que le problème était la contagion. Les primo-infections avec une cuti réaction positive étaient fréquentes. La population savait qu’une personne infectée, qui tousse ou éternue, projette de minuscules gouttelettes renfermant des germes qui peuvent être inhalés par ceux qui sont à proximité. Le plus souvent, ces micro-organismes se fixaient dans les poumons, mais ils pouvaient attaquer tous les organes et, notamment, les ganglions lymphatiques. Le plus souvent le bacille était combattu par les défenses immunitaires mais il pouvait se mettre en sommeil dans l’organisme. On parlait alors de primo-infection sans que la maladie ne se déclare jamais. La régression de la maladie n’a commencé qu’en 1946, avec l’arrivée des premiers antibiotiques et notamment de la streptomycine.
Les événements, le désordre ambiant, le trafic avec les Américains et un sentiment exacerbé de frustration, m’avaient fait perdre toute notion du bien et du mal. A la mairie, une boite de compas avait disparu mystérieusement dans le bureau des dessinateurs. Mon père retrouva cette boîte, à la maison, dans mes affaires. Cet incident, venant après plusieurs autres, au début de l’année 1945, mon père se mit en colère et décida d’y mettre un terme avec des moyens adaptés à cette époque si violente. Il demanda au commissaire de police, qu’il connaissait bien, de m’enfermer, quelques instants dans une cellule, pour me faire prendre conscience de ce que signifiait une sanction. La méthode était brutale mais se révélera efficace. Je n’ai jamais oublié la panique, le sentiment de honte et la crise de larmes qui accompagnèrent les deux ou trois minutes passées dans une cellule !
Le retour à l’ordre républicain, c’est-à-dire, en ce qui concernait la population dans son ensemble, à des comportements normaux et citoyens, fut lent et difficile. Il y avait eu tant de haine, de règlements de compte, notamment lors des élections municipales du 29 avril 1945, qu’une normalisation s’imposait rapidement avec l’effort de tous. Les enfants, aussi, se rendirent compte très vite que le changement ne concernait pas que les adultes. Les incidents, me concernant, et la réaction de mon père, en étaient l’illustration.
Ma mère a sans doute voté pour la première fois aux élections municipales, mais je n’en ai aucun souvenir. Je suppose que mon père, engagé politiquement, avait dû l’y encourager vivement. Très économe de ses paroles, pendant l’occupation, il avait changé du jour au lendemain après la Libération. J’ai le souvenir, mais il est vrai que j’étais déjà un peu plus âgé, de conversations animées, même en ma présence, avec monsieur Petiot, notamment. Il déplorait les chamailleries, l’intolérance, le sectarisme, dont il était le témoin, alors qu’il fallait inventer l’avenir.
Les soins qu’il avait fallu prodiguer à ma mère avaient épuisé le capital qu’elle avait reçu en héritage. Il faut dire que la Sécurité sociale, telle que nous la connaissons aujourd’hui, n’existait pas. Elle figurait dans le programme du Conseil National de la Résistance et ne fut mise en œuvre que par les ordonnances d’octobre 1945. Il existait bien des systèmes d’assurances privées mais très onéreux et très limités.
A la mairie, Gilbert commençait à en avoir assez des problèmes de distribution d’eau et des querelles entre élus. Il avait envie de participer, d’une manière ou d’une autre, au redressement de la France. Il n’avait jamais milité, mais, depuis ses dernières années à l’école des Travaux publics et ses premières années passées sur les chantiers, il avait une conscience politique. Il était de gauche, il se disait socialiste, mais n’en faisait jamais état. C’est donc tout naturellement qu’il prit, dès la libération, sa carte à la SFIO. Le programme du Conseil National de la Résistance, à la suite du rassemblement qui avait eu lieu le 7 octobre 1944 au Vélodrome d’Hiver, était exaltant. Mon père organisa, dans le cadre de la section locale de la SFIO, une école de perfectionnement professionnel des chômeurs. Il demanda et obtint de la municipalité, un baraquement ; il chercha des enseignants et conférenciers, demanda un crédit à la Préfecture et arrêta le programme. Il enseigna lui-même l’histoire des métiers, la résistance des matériaux, la distribution d’eau, et le béton armé. Les chômeurs, nombreux, s’inscrivirent et revinrent à l’école avec enthousiasme.
Il participait à des réunions politiques. Il y exposait ses idées: « L’armée rouge était devant Berlin, l’armée américaine au-delà du Rhin et l’armée française, après avoir reconquis l’Alsace, était prête à entrer en Allemagne. Cependant, il faut chaque jour préparer un avenir meilleur; c’est notre tâche à nous, socialistes, qui sommes dans une zone épargnée. Le Général de Gaulle, qui a tant travaillé au relèvement de la France, aime à nous parler de grandeur. Je me propose d’examiner avec vous quelques éléments de cette grandeur et les tâches qui nous attendent en vue de les réaliser. »
Au cours de son exposé, il insistait tout particulièrement sur un sujet qui lui tenait à cœur : la reconstruction et l’urbanisme. « L’Etat devra voir grand, ne pas tolérer de gaspillage de matière et d’énergie, tenir compte de l’harmonie, de la beauté. Il faut un style nouveau où s’exalte le génie de la France. » Il citait Condorcet : « L’inégalité d’instruction est une des principales sources de la tyrannie. » Après avoir passé en revue tous les éléments de la grandeur, il terminait son discours en disant : « Il ne faudra pas se gargariser de mots, mais agir. »
Dans les derniers jours du mois de mai, mon père se rendit à Rennes pour y rencontrer le directeur de l’école d’architecture. Au cours de la conversation, il évoqua le nom de l’urbaniste en chef pour la Bretagne et la Vendée, Robert Auzelle. « Vous le connaissez », lui dit le directeur? « Oui, très bien, je l’ai eu comme professeur à l’Institut d’Urbanisme de Paris. » « Si vous voulez le revoir, il est à Rennes, son bureau est Place de Bretagne ». Mon père s’y rendit aussitôt. Robert Auzelle le reçut chaleureusement. C’était un homme à l’énergie débordante, qui aimait parler de ses projets, de sa mission, de sa passion : l’urbanisme. Très intéressé, mon père lui demanda : « Vous n’auriez pas du travail pour moi ? » – « Si, quand pouvez-vous être libre?
Robert Auzelle se mit très vite d’accord avec le maire de Dinan, André Aubert, pour que le délai nécessaire pour trouver un successeur à mon père soit le plus court possible.
Le 5 août, Dinan célébra l’anniversaire de sa Libération. La fête était superbe. Habillé en petit tambour des soldats de l’an II, je défilai devant un char qui représentait la tour du château de la Duchesse Anne, au sommet de laquelle une Marianne, tenant le drapeau tricolore, symbolisait la République restaurée. Le char, tiré par un cheval, était protégé par des résistants en armes. C’était un jour de gloire.
C’est également ce jour-là que Jean de Beaumanoir fut à nouveau fixé sur son socle. Pour la circonstance, un hommage particulier lui fut rendu, en présence des autorités civiles et militaires.
Pendant que son petit Michel défilait, fou de joie, que Jean de Beaumanoir protégeait à nouveau la Place Duclos et que ma mère, seule, comme souvent, se reposait, pour atténuer les douleurs qui subsistaient, mon père était à Rennes, où il avait pris ses nouvelles fonctions et cherchait un logement pour pouvoir déménager.
Le querelles politiques, à Dinan, ne le concernaient plus. Pourtant, elles n’avaient rien perdu de leur intensité. Lors de la réunion du Comité de la Libération du 27 Juillet 1945 la situation à Dinan avait été évoquée en ces termes quand il s’était agi de recevoir M. Pleven pour l’anniversaire de la Libération de la Ville : « La situation à Dinan est extrêmement compliquée du fait de l’attitude politique de M. Geistdoerfer qui s’oppose violemment à la municipalité. La thèse de M. Geistdoerfer est la suivante : la municipalité de Dinan a triomphé aux dernières élections grâce à une coalition de 2 400 voix de droite et de 500 voix de gauche, tandis que 2 500 voix de gauche sont restées fidèles à M. Geistdoerfer. Ce dernier considère donc la municipalité comme de droite et non comme une municipalité d’union républicaine et résistante. En outre, le nouveau maire faisait partie de la municipalité qui à deux reprises a voté des motions élogieuses au gouvernement de Vichy. Si donc M. Pleven vient à Dinan en qualité d’invité de la municipalité, M. Geistdoerfer le considérera comme un ministre de droite et fera immédiatement, et tous les jours, campagne contre lui. La thèse de M. le Maire de Dinan ( ) est tout autre. Il ne nie pas avoir fait partie de la municipalité de Dinan durant l’occupation (désignée par le régime de Vichy). Il ajoute d’autre part qu’il n’est pas un homme politique, qu’il ne tient pas essentiellement à rester à la tête de la municipalité de Dinan. Il a fait bloc aux élections contre M. Geitsdoerfer. La vérité oblige à dire en effet que la coalition qui s’est faite à Dinan contre M. Geistsdoerfer était dirigée contre l’homme et non contre le politicien En raison de son caractère « irascible » M. Geistdoerfer s’aliène beaucoup de sympathies et bon nombre de ses adversaires reconnaissent sa valeur en tant qu’administrateur bien que ne pouvant le souffrir »( ).
Quel dommage, cet homme aimait Dinan, il avait, de l’avis de tous, beaucoup fait pour sa ville, mais il était victime de son caractère. Il était souvent excessif et n’acceptait aucune compromission.
La capitulation du Japon, après le bombardement d’Hiroshima, eut peu de retentissement et n’émut presque personne. C’est si loin et on en avait tant vu!
A la rentrée, monsieur Petiot, le professeur, donna le devoir suivant à faire à la maison : « Racontez les fêtes de la Libération et ce que vous avez éprouvé. »
D’une écriture agitée et nerveuse, j’écrivais : « Le lundi soir vers minuit les cloches sonnèrent à toute volée. Trente coups de canon tiraient dans Dinan. Les sirènes vibrèrent cette fois avec un air joyeux. La nuit se passa dans cet état. Tout le monde sortait dans les rues comme en plein jour. Le lendemain, je pris part à la revue des troupes qui se prolongea dans tout Dinan. J’oublie l’éclairage de la mairie qui éclaira toute la ville. Toute la journée, joie partout et le soir, bal. »
Cette rédaction fut le dernier travail que je remis au très sévère monsieur Petiot qui était un camarade socialiste de mon père. Ce ne fut pas, hélas, le dernier événement me concernant. Quelques jours plus tard, monsieur Petiot demanda à ses élèves de lui procurer une nouvelle baguette. C’était, pour moi, l’occasion de me rendre utile. Sur les Grands Fossés, je coupai et taillai la baguette demandée que j’apportai fièrement au collège. Je ne saurais dire combien de temps s’écoula entre cette « bonne action » et le jour où, invité à passer au tableau pour réciter une leçon que je n’avais pas apprise, monsieur Petiot me cassa la baguette sur la tête devant les élèves hilares. Moi qui croyais déjà qu’un bienfait n’était jamais perdu, je perdis ce jour-là une illusion, mais je n’ai pas oublié, la preuve !
Très longtemps après ces années noires, en 1985, quand mon père se rendit, une dernière fois, avant son départ, à la bibliothèque municipale pour rendre des livres qui lui avaient été prêtés, il croisa une dame qui, quelques jours plus tard, le 17 juin, lui écrivit une lettre qui, indirectement, mais avec beaucoup d’émotion, rendait hommage au travail qu’il avait accompli dans cette petite ville et témoignait du souvenir qu’il y avait laissé :
« J’ai appris qui vous étiez, quand vous avez rendu les livres à monsieur Vilbert. Ainsi, j’avais rencontré – incognito – le « Grand ingénieur de la Ville –Desmoulin – dont j’ai tant entendu parler par ma belle-mère, madame Droguet. Elle aurait été heureuse de vous revoir, très certainement, malheureusement, elle est décédée en septembre dernier à 82 ans. Toutes ces années de guerre et d’occupation l’avaient beaucoup marquée et elle était intarissable quand elle évoquait cette époque, vous-même y apparaissant – à ses yeux – comme héros et personnage central. »
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