La Libération
L’année 1944 commença mal. Le ravitaillement était devenu très difficile. Les boulangeries étaient fermées trois jours par semaine. Le gouvernement de Vichy, depuis le débarquement en Afrique du Nord et en Italie, comprenait que la victoire était en train de changer de camp. La pression allemande devenait intenable. L’armée d’occupation n’était plus représentée par de jeunes et beaux aryens, qui étaient partis sur le front de l’est et n’étaient pas revenus, mais par des troupes venues d’Europe centrale, de Russie, de Mongolie, souvent enrôlées de force. Une unité, venue de très loin, séjourna à Dinan ; équipée de chariots agricoles à quatre roues cerclées de fer, tirés par de gros chevaux alezans, elle exprimait visiblement cet essoufflement que la Résistance exploitait en multipliant les opérations.
Sur son poste à galène, mon père tentait de capter des messages, des informations, mais c’était très difficile. Il observait cependant une augmentation régulière des messages personnels codés, diffusés par la BBC. En avril, il avait noté que « l’Armée rouge avait repris Odessa, Sébastopol, Smolensk. Sur la Baltique, les Allemands avait abandonné le siège de Leningrad qui a coûté la vie à près de deux millions de personnes, en grande partie des civils ».
Le 21 mai, l’ancien député-maire, a qui mon père avait envoyé un rapport très sévère du docteur Godard, adjoint, sur le problème récurrent de l’eau à Dinan, lui répondit sur l’ancien papier à lettres de la Chambre des Députés dont il continuait à se servir :
« Cher ami, j’ai reçu vos lettres. La première me laissait prévoir une amélioration de la santé de madame Desmoulin. J’espère qu’elle s’est produite depuis. J’attendais, pour répondre à la seconde d’avoir reçu le rapport Godard que j’ai reçu hier. Ce rapport, autant que je peux en juger, est à la fois malveillant, puéril et incohérent sous une apparence « bonne enfant » propre aux gens d’église. Son auteur me fait l’effet d’un monsieur qui, en ramassant des champignons, aurait découvert qu’il faut un escalier pour avoir des étages, alors que l’ascenseur est déjà généralement adopté ! J’ai aussi l’impression que les gens qu’il a interrogés lui ont simplement répondu….amicalement. Quant à la manœuvre dont on vous a parlé, il est possible qu’elle se rattache à ce « bretonnisme » étriqué. Ce qui n’empêche pas Godard de féliciter la municipalité de 1896 de s’être adressée au Service des Eaux de Paris. Nous voilà avec la « solution bretonne à un problème breton. Ce dont je suis encore plus sûr, c’est qu’en aucun cas, les habitants de Dinan, n’auront à se féliciter que le docteur Godard soit allé cueillir des champignons à Bobital. Il est lui-même un champignon vénéneux comme on en a trop vus, hélas, pousser sur la décomposition actuelle. Aubry, à qui on a demandé « l’imprimatur » a beau le couvrir de fleurs artificielles, il n’aura fait qu’une démonstration : c’est que l’un vaut l’autre. Ils étaient un peu plus « fringants », quand, croyant jouer la bonne carte, ils nous écrasaient de leur autorité et de leur mépris « germano–vichyssois ». Quant à Godard, personnellement, je considère que c’est un des plus dangereux et des plus jésuites de la bande qui, pourtant, de ce point de vue, défie toute concurrence en quantité et en qualité. Cet individu ne se doute certainement pas que j’ai été à même de le juger « sur pièces » au début de 1941. Le rapport qu’il fit, à ce moment-là, (car il aime bien les rapports), et qu’il croyait secret : celui-là peint l’homme encore mieux que celui que vous m’avez envoyé, car celui-ci est fait pour l’impression, alors que l’autre était pour le « Secours National » où la collaboration « germano-vichyssoise était débordante. Il croyait déjà à ce moment-là pouvoir tout se permettre….pour m’étrangler dans l’ombre et sans témoin. Mais le coup Godard-Aubry rata…et ce fut le premier coup que je leur ai donné. En l’état actuel des choses, ils ne feront, ni ne pourront rien faire, contre moi. Tenez-moi au courant. Est-il exact que 500 demandes de branchement à l’égout ne peuvent être satisfaites, faute d’eau ? Qu’y-a-t’il de vrai dans le manque d’entretien des canalisations et des regards ? Pourquoi Godard a-t-il quitté le Secours National ? Ouest-Eclair, à ce propos, a un ton équivoque ? »
Un des premiers jours de mai, mademoiselle Hesry vint voir mon père, rue de la Croix. Elle était très inquiète, son frère avait été arrêté par les Allemands; il était dans l’une des casernes. Mon père est allé voir le commissaire de police : « C’est une sale affaire, Hesry était porteur d’un revolver. On ne peut rien faire d’utile, ne vous en mêlez pas. » Après le dîner, mon père est allé voir mademoiselle Lemoine, chez elle, et lui raconta ce qu’il savait. Elle lui répondit de ne plus intervenir; ce serait très dangereux et inutile. Le lendemain, elle alerta la Résistance. Quelques jours plus tard, madame Hesry mère put s’entretenir avec son fils; il l’accompagna jusqu’au corps de garde.
La population, dès que fut connu ce fait de résistance, réalisa ce qui s’était passé. Au début du mois d’avril, deux jeunes résistants, Marguerite et Guerillon, avaient été arrêtés par les gendarmes de Dinan et incarcérés à la maison d’arrêt. Le 12 avril, un groupe, commandé par Louis Hesry, avait réussi à les délivrer, mais le groupe fut dénoncé par un nommé Briand qui fut abattu quelques jours après. Les neuf résistants qui constituaient le groupe Hesry furent arrêtés et torturés à la Feldgendarmerie de Dinan, avant d’être transférés à Rennes pour être fusillés, le 31 mai, à Saint-Jacques-de-la-Lande.
Les passages d’avions étaient maintenant quotidiens. Il s’agissait le plus souvent d’avions de reconnaissance mais il y avait aussi des bombardiers, par vagues, de jour comme de nuit et des explosions lointaines. Fin mai, le couvre-feu fut fixé de 21 heures à 7 heures; il était difficile à respecter alors que les jours allongeaient.
La rumeur colportait qu’à l’Est, la situation de l’Allemagne devenait désespérée. Les Soviétiques avaient lancé une gigantesque offensive, comparable à ce qu’avait été l’opération Barbarossa, il y a trois ans, pour libérer la Biélorussie. Les Allemands ne s’y attendaient pas. Ils n’avaient laissé que 800 000 hommes face à plus de deux millions de Soviétiques qui possédaient dix fois plus de chars et d’avions. Minsk, la capitale de la Biélorussie, était tombée le 3 juillet. L’Armée rouge avait atteint l’ancienne frontière avec la Pologne. Les Alliés avaient repris Rome.
Le 6 juin, le débarquement allié en Normandie fut connu dès le début de la matinée ; il s’accompagna, faute d’électricité et de radio, de rumeurs aussi fausses que folles. Les Allemands n’étaient d’ailleurs pas mieux informés que les Dinannais. Mon père avait dans sa poche l’autorisation que M. Aubry et les autorités allemandes lui avait accordée pour aller à Paris, passer un examen à l’Institut d’Urbanisme. Cette autorisation, porte la date du 6 juin 1944 ! Mon père fut contraint de renoncer à son déplacement. Le maire lui avait dit : « Si vous y allez, Dieu sait quand vous reviendrez et si vous reviendrez ! »
Le 7 juin, il n’y avait presque plus de trains et le courrier n’était plus acheminé régulièrement. Le 8, collèges et écoles furent fermés, à l’exception des locaux accueillant les candidats au baccalauréat qui poursuivirent leurs examens. Le 9, après le couvre-feu, mon père, qui traversait la Place Duclos, protégé par son brassard de la défense passive, aperçut, descendant la rue de Brest et se dirigeant vers la gare, un cortège funèbre. Un cercueil était posé sur un affût de canon traîné par plusieurs chevaux. Des soldats, nombreux, en grande tenue, l’encadraient. C’était un spectacle wagnérien, impressionnant. Le lendemain, Gilbert apprit qu’un général allemand, mort dans un hôpital militaire, au sud de Dinan, avait été rapatrié en Allemagne par train spécial.
Le 11 juin, le Pont Saint-Hubert, sur la Rance, fut bombardé. Le 12, il faisait une chaleur torride. Le bruit courait que la gare allait être bombardée dans deux heures. Dinan se vida en moins d’une heure. Il ne restait plus que les pompiers, les services de police, de défense passive et un lapin, échappé sans doute d’une cage mal fermée, qui traversait tranquillement la Place Duclos. Des passants virent la doctoresse Denise de Saint Jean, qui m’avait sauvé la vie, évacuer sa mère impotente en la poussant dans une brouette. Incertains, les Allemands, eux-mêmes, avaient décidé de se mettre à l’abri. Un habitant, voyant un tract provenant d’une autre ville, avait répandu cette fausse nouvelle.
Dans la nuit du 14 au 15 juin, une unité allemande de passage rue Chateaubriand vola un cheval de la ville. Mon père en parla au maire qui en parla à la Kommandantur. Deux ou trois jours plus tard, le conducteur habituel du cheval arriva essoufflé à la mairie et dit à mon père qu’il venait de voir le cheval à la caserne. Mon père l’entraîna à la feldgendarmerie et demanda à un Allemand qu’il connaissait, et qui parlait le français, de l’accompagner à la caserne. « Il obéit! ». Par chance, le cheval était encore là, tenu difficilement par un soldat. Explication, contestation. « Rien ne prouve que c’est votre cheval ». Mon père demanda à l’employé municipal de commander « avant et arrêt » comme en service et au soldat de lâcher la bride. Le cheval obéit parfaitement. La preuve était faite et tout le monde se mit à rire. L’employé municipal put repartir avec son cheval…
Le 19 juin, débuta, à l’église Saint-Malo, une grande neuvaine de prières. Les participants étaient très nombreux. Elle dura jusqu’au 27 juin. Au cours du mois de juillet, les transports, le ravitaillement, l’électricité, l’eau, ne pouvaient plus être gérés convenablement. Les battages avaient été interrompus faute de carburant. Les moulins étaient arrêtés, faute d’électricité. Les actions de la Résistance se multipliaient. Une partie de la population cherchait un abri dans la campagne avoisinante. Tout le monde attendait le dénouement dans un mélange d’espoir et d’inquiétude.
Le 30 juillet, à onze heures du soir, la radio de Londres annonça la prise d’Avranches par les troupes de Patton. La bataille de Normandie était terminée.
Le 1er août au soir, route de Dinard, mon père croisa un feldgendarme à qui il avait eu à faire à plusieurs reprises. « Sûrement un brave type dans le civil », pensait-il. Entendant le bruit du canon qui se rapprochait, ils firent le même signe : « ça va barder ». Mais ce signe n’avait pas la même signification pour l’un et pour l’autre.
L’approche des troupes alliées était annoncée à Pontorson, puis à Dol. Les Allemands semblaient décidés à tenir Dinan. À la mairie, autour de monsieur Aubry, il régnait une ambiance de veillée d’armes. L’artillerie américaine, le 802ème Rank Destroyer Battalion, était en batterie sur les hauteurs de Lanvallay.
Le 2 août, Gilbert monta avec Hingamp, le contremaître principal, au premier étage de la mairie pour examiner l’état du drapeau qui était dans le placard, sous la fenêtre. Tout était prêt mais il fallut encore patienter. En redescendant, ils virent monsieur Balquet, un adjoint, qui portait dans ses bras un obus de 105 fendu dans le sens de la longueur et dont l’explosif, jaune clair, était apparent. « Il est tombé à l’église Saint-Malo sans exploser, disait monsieur Balquet. On nous bombarde ». À dix heures trente, les premiers fusants tombèrent sur le quartier de l’église Saint-Malo et sur le Jardin anglais. Les soldats allemands, en alerte, étaient nerveux. Des patrouilles circulaient dans les rues et vérifiaient les identités. Tandis que les explosions se multipliaient, les boutiques fermaient et chacun prenait ses dispositions. Il était onze heures quand les Allemands installèrent, dans le Jardin anglais, des mitrailleuses lourdes et des canons antichars braqués en direction de Lanvallay.
Vers midi et demi, les abris étaient surpeuplés, les rues désertes. Mon père entendit un bruit sourd de piétinement ; par la fenêtre de son bureau, il vit déboucher de la rue des Rouairies, deux colonnes de soldats allemands en tenue de combat, chargés de munitions et l’arme au poing. Chaque colonne, de soixante hommes environ, rasait les murs, en file indienne. Elles se dirigeaient vers la rue de la Ferronnerie puis, au-delà, vers le viaduc. Depuis le début du bombardement, chacun était à son poste. Monsieur Aubry était arrivé presque aussitôt à la mairie. Pendant l’incendie des Galeries, monsieur Aubert, le premier adjoint, apporta une aide efficace aux pompiers.
Ma mère, qui avait vu la mort de si près, me réconfortait. Je m’étais réfugié entre le mur et le lit de sa mère. Elle me rassurait quand elle m’entendait pleurer et prier : « Petit Jésus, ramenez-moi mon papa ». Réflexe d’autant plus étonnant que je n’avais reçu aucune éducation religieuse. « Quand tu entends le sifflement, c’est que l’obus est déjà tombé », me disait ma mère, pour me rassurer. Des obus étaient déjà tombés au 12 et au 20 rue de la Croix. Des hommes de la défense passive, en casques blancs et brassards, entrèrent dans la maison en criant : « Est-ce qu’il y a des morts ici? ». Dans la cuisine, le repas était sur le feu !
Vers 13 heures, quelqu’un dit qu’il faudrait informer les Américains de l’absurdité de ce bombardement qui ne touchait que des Français. Mon père croisa, dans la rue, le chirurgien de la clinique de la Sagesse qui courait vers la clinique avec, dans ses bras, son fils blessé qu’il ne put sauver. L’odeur âcre de la poudre mêlée à celle qui provenait des incendies, rendait l’air irrespirable.
Mon père, inquiet, envoya deux agents de police rue de la Croix pour transporter sa femme, sur un brancard, dans l’abri, déjà plein, qui était sous l’Hôtel-de-Ville. Il me prit par la main et, en courant, nous traversâmes la Place Duclos. Le temps pour moi, cependant, d’apercevoir sur la bascule de l’octroi, un soldat allemand qui, l’arme au poing, menaçait un homme à genoux. Quelques instants après, Meheut, un des agents de police qui avait transporté ma mère arriva sur un brancard avec une horrible plaie au cou. Il avait l’air mort. Il aurait dit à un soldat allemand, en montrant son fusil : « Donne-moi ça, ça ne te servira plus ». L’allemand avait tiré.
L’agent de police mort était étendu dans la salle Aristide Briand. Quelques minutes plus tard, arriva un très jeune soldat allemand en uniforme brun clair qui voulait savoir où était le revolver de l’agent de police et pointait le sien, sur la poitrine de mon père qui ne savait de quoi il s’agissait. Il demanda à Hingamp qui était près de lui. Quelqu’un lui souffla : « Dans la corbeille à papier de la salle Aristide Briand ». Hingamp dit : « J’y vais » et hérita du même coup du jeune sauvage. Ils se rendirent dans la salle Briand et, là, Hingamp feint de chercher, butta, comme par mégarde, dans la corbeille à papier ; celle-ci se renversa et fit apparaître le revolver. L’allemand s’en empara et l’épisode se termina là sans plus de drame.
De douze heures à dix-huit heures, le bombardement fut intense. Les incendies se multipliaient. La relève des blessés et des morts était de plus en plus difficile. La nuit du 2 au 3 août fut assez calme. Quelques tirs d’infanterie des deux côtés de la Rance, le pillage des maisons détruites par des soldats allemands, des déplacements de troupes et de blindés allemands annonçaient la retraite.
Le 3 août, mon père entendit madame Heurtel, la concierge de la mairie, crier : « venez vite ». Le jeune Allemand qui, la veille, cherchait le revolver, tenait maintenant le sien sur la poitrine d’Hubert, un ouvrier de la Ville. Père de neuf enfants, Hubert avait pris, sur un camion allemand rendu inutilisable par l’explosion d’une grenade, de vieux registres dont de nombreuses pages blanches pourraient servir à ses enfants. « Sabotage » criait l’allemand. Mon père tenta de calmer le soldat allemand; ce qui n’était pas facile. Ces jeunes, formés dans les « Jeunesses hitlériennes » étaient fanatisés. Par chance, un Allemand de la Wehrmacht vint à passer et demanda des hommes pour creuser des tombes. Mon père désigna Hubert. Discussion vive entre les deux Allemands; le plus âgé l’emporta. Hubert était sauvé !
Les agents de la Défense passive, les pompiers, les services sanitaires et les patrouilles allemandes circulaient dans les rues vides de toute population civile. Dans la nuit du 3 au 4 août, les soldats allemands se déplacèrent, en assez grand nombre, dans la rue du Marchix, venant du Château et allant vers la rue de Brest. Dans ce vacarme de ferraille et de véhicules, mon père recommanda de ne pas se faire voir. Une troupe en déroute, silencieuse, au pas, n’aspire plus à être admirée !
Le lendemain, on entendait encore quelques tirs de canon et de mitrailleuses. Le maire, ses adjoints et les chefs de service visitèrent les abris, les hôpitaux, les cliniques et s’assurèrent que le déblaiement et l’étaiement des immeubles touchés se déroulaient selon les plans.
Le samedi 5 août, le viaduc, miné, sauta. La Kommandantur était vide. Des colonnes de soldats allemands prirent la route de Dinard. Les tirs reprirent fortement sur les bords de la Rance. Les pillages continuaient. Les Allemands abandonnaient leur matériel et battaient en retraite.
Le dimanche 6 août, il n’y avait plus d’Allemands dans la ville. Les habitants commencèrent à sortir pour se rendre aux offices religieux. Ils étaient anxieux, sans aucune information sur ce qui pouvait encore se passer.
Vers 10 heures du soir, étant en faction devant la mairie, mon père vit arriver un véhicule blindé dont l’avant était couvert d’un tissu donnant une très faible lumière violacée. Un officier américain en sortit et demanda à mon père s’il pouvait envoyer d’urgence un message radio en Angleterre. Mon père le guida aussitôt, en grimpant sur le véhicule, jusque chez Morin, des machines à coudre, qui mit son installation à sa disposition. Cet officier était le premier américain libre que mon père a vu à Dinan.
Le génie américain installa un pont métallique sur les arches du viaduc détruit et les premiers convois de troupes américaines entrèrent en ville par le Jerzual.
Dinan était libre.
Les jours qui suivirent donnèrent lieu à une grande et bien normale agitation. Tous les Dinannais, ma mère et moi compris, voulaient être photographiés avec un soldat américain. Souvent livré à moi-même, je passais mon temps dans la rue, au milieu des jeeps et des soldats qui offraient des cigarettes, du chocolat et du chewing-gum, pour ne rien manquer du spectacle nouveau que la ville offrait.
Mille cinq cents obus de 105 mm et de 155 mm étaient tombés sur la ville. 18 incendies avaient été difficilement maîtrisés. Le vent, qui soufflait du sud-est, avait rabattu sur la ville d’énormes nuages de fumée noire. 517 immeubles avaient été atteints. Les témoins racontaient ce qu’ils avaient vu. Rue de la Croix, un homme avait été décapité par un éclat d’obus. Denise de Saint Jean, qui avait tant lutté pour que ma mère et moi restions en vie, était morte dans sa maison. Un obus avait pénétré par une fenêtre donnant sur le jardin et avait explosé. Les corps de six personnes horriblement mutilés avaient été retirés des décombres.
L’objectif était simple, il fallait, au plus vite, repasser du désordre à l’ordre; ce qui n’était pas facile en raison des chevauchements d’autorités et des organisations informelles qui s’instituaient autorités. L’armée américaine était là, souriante, en général, mais très autoritaire. Ne sachant pas exactement où étaient les Allemands, dans les environs de Dinan, le maire interdit à mon père de se rendre à Bobital pour voir dans quel état était le service des Eaux. Ce n’est que le 9 août, qu’un capitaine et un sous-officier américain, en armes, le firent monter dans un véhicule militaire pour faire une inspection! Alain, le responsable sur place, à Bobital, était en bonne santé et l’usine des eaux en état de fonctionner dès le retour du courant.
Le comité de Libération s’efforça, dans les jours qui suivirent, de ramener le calme et d’éviter, ce qui n’était pas toujours possible, les règlements de comptes, la tonte des femmes et les exécutions de collabos…
Mademoiselle Lemoine, Secrétaire Général de la ville, depuis le départ de monsieur Gautier, nommé à Chartres, guettait ce qui se passait à Dinard, où elle entendait défendre ses intérêts. Un jour, en fin de matinée, elle se précipita sur mon père, le conduisit dans son bureau, lui remit un trousseau de clés et une petite boite contenant une somme d’argent de faible importance et lui dit : « On vient me chercher, il faut que je file tout de suite à Dinard, c’est vous maintenant le Secrétaire Général, j’écrirai au maire, au revoir et bonne chance… » Mon père rendit compte au maire, qui le chargea effectivement de l’intérim.
Après sa révocation et la disparition provisoire de Dinan-Républicain, Michel Geistdoerfer s’était éloigné de Dinan. Surveillé par la police de Vichy, il avait néanmoins pris une part active à l’action de la Résistance au sein de l’Organisation civile et militaire l’OCM. Le Gorgeu, futur Commissaire de la République lui avait proposé de devenir, à la Libération, le préfet des Côtes du Nord. Il avait refusé. Il préférait se consacrer une nouvelle fois à sa ville de Dinan. Dès la libération de la ville, Michel Geistdoerfer, réapparut donc et entendit se réinstaller à la mairie avec son Conseil municipal de 1940. Des FFI l’empêchèrent de pénétrer dans la mairie. Il fallut l’intervention du préfet pour que la situation se calmât.
La Résistance locale voulait maintenir monsieur Aubry et ses conseillers, dans leurs fonctions. Monsieur Aubert avait lui aussi participé activement à la Résistance locale. Il y eut des moments de grande tension. Finalement, le Commissaire de la République, représentant de Gaulle, fit appliquer les dispositions prévues à Alger pour la Libération et Michel Geistdoerfer fut installé le 11 août. Le jeudi suivant, le 17 août, jour de marché, le maire fit paraître le numéro 1 de son ancien quotidien « le Dinan-Républicain ».
Ce jour-là, à 15h30, dans l’effervescence qui régnait, le sous-préfet de Dinan reçut un message téléphoné du chef de cabinet du préfet demandant que toutes les dispositions soient prises pour recevoir M. Le Troquer, ministre, commissaire aux régions libérées, accompagné de M. Le Gorgeu, à 17h et que la population soit avisée. Mon père ne fut prévenu que vers 16 heures. C’était très court pour informer la population. Il fallait mobiliser Lebreton et son clairon, demander un détachement FFI pour la haie d’honneur, aménager la Salle Aristide Briand pour la réception, pavoiser, organiser un vin d’honneur au Celtic. A 17 heures, Le Troquer arriva. L’échafaudage encadrant l’un des piliers du portail d’entrée abattu par un camion allemand et en cours de reconstruction fut choisi comme tribune, le ministre désirant s’adresser à la foule. M. Le Troquer monta, avec Michel Geistdoerfer, sur l’échafaudage pour prononcer des discours que le « Dinan-Républicain » rapporta in extenso dans le numéro 2, daté du 24 août.
Pour comprendre l’atmosphère qui régnait alors, il faut lire l’allocution que prononça Michel Geistdoerfer lors de la séance d’ouverture du Conseil municipal le 22 août 1944.
« Mes chers collègues,
Depuis cinq ans, la guerre d’abord, ensuite l’occupation allemande et le pseudo-gouvernement français de Vichy ont accumulé les ruines, les deuils et les crimes. Il n’est pas une famille française qui n’ait été d’une façon ou d’une autre, victime de la guerre et de ses suites désastreuses. La France n’est pas encore libérée. A cette immense souffrance, sans précédent dans notre histoire, le Conseil municipal doit s’associer. Je vous demande de suspendre cette première séance en signe de deuil ».
A la reprise de la séance, Michel Geistdoerfer s’exprima en ces termes, tels qu’ils ont été rapportés dans le numéro 3 du « Dinan-Républicain » du 31 août 1944 :
« Mes chers collègues,
Après une absence de près de quatre ans, nous rentrons à l’Hôtel de Ville où nous n’avons cessé de siéger depuis 1939, fiers de la confiance de nos concitoyens. Depuis janvier 1941 (puisque nous avons eu l’honneur d’être parmi les premiers révoqués), nous avons été remplacés à l’Hôtel de Ville, d’abord par une délégation spéciale puis, un Conseil municipal désignés par le gouvernement de Vichy et présidé par M.Aubry. Les hommes qui ont pris notre place n’ont pas hésité à recevoir leur mandat d’un sinistre personnage nommé Mayade, premier sous-préfet de Vichy dans notre ville. Ils auraient pu depuis 1941 démissionner. Non. Malheureusement, ils sont tous restés les mêmes jusqu’au bout. Mais, lorsque les Américains sont entrés dans la ville, ils ont abandonné leurs postes, laissant la mairie sans direction et la ville en pleine anarchie. Ces hommes-là n’ont certes pas droit à notre estime, ni à celle de nos concitoyens. La loi républicaine les exclut fort heureusement de tout mandat public. C’est cette même loi républicaine qui nous rétablit dans nos fonctions. Nous sommes 16 au lieu de 23. Ainsi, nous pouvons délibérer légalement. J’ai considéré qu’il était d’une justice élémentaire de ne compléter notre Conseil que lorsque tous les jeunes Dinannais absents prisonniers ou combattants rentreront dans leurs foyers. Nous voici réunis pour la première fois, unis encore plus que réunis puisque c’est le même amour de la Patrie qui nous a rassemblés. Toutes les opinions sont ici représentées et j’espère bien que le camarade Charpentier restera toujours d’accord avec l’abbé Gauffeny. Une lourde tâche nous attend. C’est à ce travail dans l’union que je vous convie, mes chers collègues, et je vous demande de passer immédiatement à l’ordre du jour. »
Le samedi 19 août 1944, le service de propagande et de publicité américain (PPW), de passage à Dinan, donna deux représentations cinématographiques de bienfaisance au « Celtic ». Certes, la propagande avait changé de camp, mais la salle était pleine et heureuse d’écouter, debout, les hymnes français, anglais, américains et d’applaudir les chefs d’Etat alliés reconnus sur l’écran. Les exploits de la « Jeep », la petite voiture américaine qui leur était maintenant familière, eurent beaucoup de succès.
Derrière la joie partagée, les incidents et règlements de compte étaient permanents. La violence en actes, en paroles et par écrit, ne cessait pas. Dans « Dinan-Républicain » du 24 août, un article intitulé « La Défense Passive de Dinan », en dit long sur le besoin de reprendre le combat politique et l’esprit de revanche qui animait les principaux acteurs.
« Le premier soin de la Municipalité Mayade-Aubry, quand elle s’installa à la Mairie, fut : 1°) de révoquer le directeur de la Défense passive, M. Morin, que la municipalité précédente avait nommé. Cette révocation fut faite sans même observer les formes les plus élémentaires de la légalité. M. Morin était payé 2.300 francs par mois. 2°) de nommer à ce poste le nouvel adjoint de la municipalité Mayade-Aubry, M. Balquet, en lui attribuant un traitement mensuel de 3 331 francs. 3°) de créer un poste de secrétaire pour une autre de ces créatures, M.Lecoublet (traitement 3.033 francs. Ces messieurs touchaient en outre, une vacation chaque fois qu’il y avait alerte. Le premier soin, naturellement, du gouvernement de la République, a été de remettre les choses en ordre…
Le nouveau – et ancien maire – appela aux fonctions de Secrétaire Général, monsieur Pichon, l’ancien Secrétaire Général de la sous-Préfecture. Celui-ci était plein de bonne volonté, mais assez dépassé par les problèmes de l’heure. Mon père fut souvent amené à l’aider et le budget de l’année 1945 fut monté par le comptable Bedel et mon père, en parfait accord.
Le calme ne revint pas comme en témoigne cette anecdote : Chaque année, pendant la guerre, la Sainte-Barbe avait été célébrée et des colis envoyés aux pompiers prisonniers tandis que d’autres étaient remis aux épouses. Lorsque vint la première Sainte- Barbe après la Libération, mon père fut invité au banquet mais, sa femme étant souffrante, il fut convenu qu’il ne viendrait qu’au café. Lorsque mon père entra dans la salle, qui était pleine, le docteur Gauthier lui montra une chaise vide près de lui. Mon père s’y assis, l’esprit tranquille. Un moment après Geistdoerfer se leva et prononça un discours très violent où le docteur Gauthier et monsieur Aubert étaient nommément attaqués et traités comme des collaborateurs. L’assistance était médusée. Doublet fit un effort pour lancer les chansons, mais l’atmosphère était sinistre.
Le lendemain, à onze heures, la colère de Geistdoerfer n’était pas apaisée. Elle se tourna même contre mon père parce que, disait-il, en s’asseyant près de ses adversaires, il l’avait en partie provoqué. Avoir libéré la France pour revivre ça! Mon père était consterné. Le pays serait bientôt entièrement libéré, mais dans quel état serait-il ? Il connaissait les incontestables qualités de Michel Geistdoerfer, son attachement à la ville de Dinan, mais n’admettait pas une telle intolérance, une telle intransigeance.
Par ordre des autorités américaines, les Dinannais devaient veiller, dès la nuit tombée, à ce qu’aucune lumière ne soit visible de l’extérieur. Le couvre-feu était toujours en vigueur. Fin août 44 le courrier, le téléphone, l’électricité, l’eau, le gaz, ne fonctionnaient pas encore normalement. De nombreuses ordonnances du Gouvernement provisoire organisaient le retour à la République. Les divers mouvements et associations collaborationnistes telles que « Milice, Phalange, le parti franciste, le Rassemblement national, le Parti Populaire Français, de triste mémoire, furent rapidement dissoutes.
Quelques jours après, le maire apprit à mon père la venue de René Pleven le 9 septembre et lui rappela que le Sergent Gombault était le grand-oncle du ministre des Colonies. Le moment était venu de sortir le tableau de sa cachette et de rétablir la Salle Aristide Briand dans son aspect antérieur. La musique municipale état à son poste, le pilier du portail aussi !
Il était prévu que le ministre remonterait la rue Chateaubriand à pied, en compagnie de sa mère, que mon père connaissait bien. Il fut donc chargé de guetter l’arrivée du ministre et faire signe à un employé de la ville qui était posté à l’angle de l’Hôtel de Ville, qui, à son tour, ferait signe à la musique. Au bout d’un moment, une voiture stoppa près de mon père, un avoué qu’il connaissait bien en sortit, accompagné d’un homme qui mesurait près de deux mètres. L’avoué présenta mon père au ministre qui commença à lui narrer abondamment sa joie de se retrouver à Dinan. Il n’était pas pressé, respirait profondément et se dirigeait lentement vers la mairie. Dans son dos, mon père faisait signe au guetteur : « c’est lui » !
L’aérodrome étant encore impraticable, c’est à Rennes que l’avion transportant le ministre des Colonies s’était posé. A Dinan, René Pleven était chez lui ; son père, le colonel Pleven, avait voulu y être inhumé aux côtés de ses ancêtres.
Michel Geistdoerfer, entouré de ses adjoints, MM. Loisel, Laflame, Boucher, du Conseil municipal au complet et des plus hautes autorités du département, était fier de recevoir, à la mairie, un des plus proches et des plus fidèles collaborateurs du général de Gaulle qui exprima le désir de faire un tour de la ville pour saluer ses compatriotes et retrouver des souvenirs. Son passage était aussi l’occasion d’inaugurer très vite après la libération du territoire, la rue Ange Dubreuil, odieusement condamné par erreur, et la rue Général de Gaulle. Le maire, dans son discours, rappela : « Votre oncle Charles créa le premier journal de combat républicain de la ville et c’est dans son « Petit Bleu » qu’à 19 ans, j’écrivais mes premiers articles ». Après avoir évoqué le souvenir du colonel Jules Pleven et de son oncle Jean, mort en Champagne en 1917, Michel Geistdoerfer consacra quelques instants à parler de la mort héroïque du sergent Gombault, le grand oncle du ministre, dont le très beau tableau de Moreau de Tours est, en majesté, dans le salon d’honneur de la mairie. Enfin, il éprouva le besoin de rappeler que « les Germains, qui sont restés ce qu’ils étaient au temps des chevaliers teutoniques, ont envahi, pillé, ensanglanté notre pays. Les Allemands sont toujours les mêmes et les Français aussi ». Dans sa réponse, le ministre précisa la « tâche qui nous attend ». « L’ordre, dit-il, c’est avant tout la justice sociale et la justice exige que soit réprimé le marché noir et que soient châtiés ceux qui se sont livrés à des trafics honteux et ont collaboré avec l’ennemi ».
Quarante ans plus tard, invité au mariage de mon ami Jacques Barrot, l’occasion me fut offerte d’évoquer avec le président René Pleven, un verre de champagne à la main, cette visite à Dinan en 1944 et de constater que l’ancien ministre ressemblait de plus en plus au général de Gaulle et était toujours aussi heureux et prolixe quand il parlait de sa bonne ville de Dinan. Il me demanda très aimablement des nouvelles de mon père.
Le 18 septembre, mon père prit une part active dans l’organisation des cérémonies prévues pour le retour des résistants fusillés à Saint Jacques de la Lande le 31 mai 1944. Le parvis du Tribunal avait été transformé en chapelle ardente. Huit cercueils seulement furent alignés; le neuvième fut remis à sa famille, c’était celui du résistant qui avait trop parlé. Une veillée funèbre dura toute la nuit. Au matin, les cercueils furent alignés devant la statue de Du Guesclin. Une foule imposante entourait les personnalités civiles et militaires et une importante représentation américaine. Les discours, de monsieur Punelle, au nom de la Résistance, de monsieur Gamblin, le Préfet des Côtes du Nord et de Michel Geistdoerfer, furent extrêmement émouvants. À l’église Saint-Malo, pour la cérémonie religieuse, tout le monde voulait entrer. Mon père et le commissaire de police s’efforcèrent de maintenir un peu d’ordre et de dignité. « Je n’ai rien vu, disait mon père, mais lorsque retentit le chant de Péguy : « Heureux, ceux qui sont morts pour une juste cause », j’étais intensément ému. » Devant le monument aux morts, les soldats, qui encadraient les cercueils, tirèrent une salve vers le ciel. Les yeux de mon père se posèrent sur le visage de madame Hesry mère, qu’il connaissait bien, et il mesura le choc que ce devait être pour elle.
Pendant que les Américains libéraient Dinan et progressaient à vive allure sur le territoire français et en direction de l’Allemagne, les forces armées allemandes étaient enfoncées par la puissante armée Rouge et les pertes s’élevaient à plus d’un million d’hommes. A Moscou, Londres et Washington, on espérait que l’ampleur de la défaite conduirait à ce que tout soit terminé pour Noël.
Le 5 octobre, les Soviétiques lancèrent leur attaque au nord de la Prusse-Orientale. Rien ne pouvait l’arrêter. Les journaux relataient l’horreur, le carnage, les viols et les meurtres perpétrés en représailles de ce qu’avaient subi les populations pendant la politique de la terre brulée.
Alors qu’à l’Ouest, les populations allemandes, et alliées de l’Allemagne, étaient convenablement traitées par les Américains, à l’Est, on assistait à une guerre d’anéantissement, à une confrontation idéologique accompagnée de sauvagerie et de barbarie qui rappelait l’opération « Barbarossa » de juin 41. La population allemande était usée par la guerre.
Libres, nous étions libres, enfin presque ! La guerre n’était pas terminée, mais il fut très vite possible de prendre la Rosengart pour se rendre compte de ce qui s’était passé dans les environs. C’est ainsi qu’un dimanche, mon père proposa de prendre la direction de Dinard, Saint-Malo, où les combats avaient été violents. A proximité de Saint-Méloir-des-Ondes, il s’engagea dans un chemin vicinal sans issue, barré, assez étroit. Le déminage avait visiblement commencé, mais était-il terminé ? Sur le bord du chemin, de chaque côté, des mines étaient alignées. Les panneaux « achtung minen » étaient encore là, posés sur le sol. Il fallait faire demi-tour, l’exercice était délicat. Dans la voiture, ma mère sanglotait, je pleurais, mon père en avait vu d’autres, depuis quatre ans, mais il était tendu. Le coin était désert, seules quelques vaches paissaient dans les champs, ce qui était rassurant ! De Saint-Malo, ce jour-là, je n’ai conservé que deux souvenirs : l’odeur de brûlé qui se dégageait encore des ruines et la joie de manger ma première glace, à l’eau, achetée à un petit marchand ambulant, devant la Porte Saint Vincent.
Epuisé par ces événements, mon père croisa Roger Vercel, le célèbre écrivain, dans les derniers jours de septembre.
– Comment allez-vous ?
– Je suis très fatigué après l’été que nous venons de vivre.
– Vous devriez aller vous reposer à l’Abbaye de Saint-Jacut. On y mange bien et c’est très calme
Mon père suivit son conseil et nous emmena quelques jours à Saint-Jacut-
de-la-Mer. Sur la route de Ploubalay, tout rappelait ce qui venait de se passer : de nombreuses fermes détruites, des véhicules militaires abandonnés, des mines posées sur le bord de la route, désamorcées ou non, des champs encore minés. Pourtant, nous étions très heureux, nous allions voir la mer, passer ensemble les premières vacances depuis 1937. La lumière du ciel, en cette fin d’été, était belle.
L’abbaye est une ancienne abbatiale, en partie détruite sous la Révolution, mais qui demeure une belle propriété tenue par des religieuses. Passé le porche d’entrée, nous découvrîmes, dans la cour d’honneur, de magnifiques arbres centenaires, sur la droite, un grand potager bien entretenu et, au bout d’une allée bordée de grands arbres, la plage et un tennis qui ne devait pas être souvent utilisé. Notre chambre, au rez-de-chaussée, pour que ma mère n’ait pas de marches à monter, était austère, mais grande.
Roger Vercel avait raison ; les maquereaux au court-bouillon et les laitages restèrent dans nos mémoires. Mon père dessinait, comme il le faisait souvent pendant la guerre, sur le verso de ses anciens devoirs de l’école des Travaux Publics faits sur un excellent papier. Après le clocher de l’église Saint-Malo et le Château de la Duchesse Anne, il était heureux de dessiner la mer, les bateaux couchés sur le flanc, en attendant la marée haute, et les ciels de toutes les couleurs. Ma mère, couverte d’un manteau qu’elle n’avait pas souvent mis et chaussée de sabots fourrés de peau de lapin, faisait quelques pas dans le parc, entre de longues séances de chaise-longue. Elle était visiblement heureuse.
La section de Dinan du MLN, le Mouvement de Libération National, qui regroupait une grande partie des mouvements de résistance : Défense de la France, Combat, Franc-Tireur, Libération Sud, Résistance Lorraine, Voix du Nord, » remit à mon père, au début du mois d’octobre, sa carte de membre qui porte le numéro 15-1-00049 en reconnaissance des services rendus. Mon père n’avait pas le sentiment d’avoir accompli des actions de résistance. Il avait seulement fait son devoir et servi son pays dans la mesure de ses moyens. Il comprenait que cette reconnaissance était importante dans une période aussi troublée où les résistants se présentèrent en masse, quelques heures après le passage des Américains… Son laissez-passer, qui l’autorisait à pénétrer de jour et de nuit dans les locaux du FFI, était surtout destiné à désigner les éléments sûrs dans une organisation qui commençait sa nécessaire épuration.
Mon père avait trente-six ans, ma mère trente-quatre et moi huit. Nous avions eu froid, nous avions eu peur, nous avions eu faim. Les organismes étaient profondément marqués, les joues étaient creuses et les économies avaient fondu. Le monde nouveau pouvait maintenant commencer.
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