L’année terrible
Victor Hugo, quand il a écrit : « 1793 », l’a appelée : « l’année terrible ». C’était, il y a deux cents ans, mais comment ne pas y penser au moment de relater cette année 1943.
À la fin du mois de janvier, la doctoresse mademoiselle Denise de Saint Jean, constatant que la fièvre montait de jour en jour prescrivit une transfusion de sang et prévint mon père qu’elle avait peu d’espoir si elle ne parvenait pas à faire baisser la température. Un homme et une femme vinrent donner leur sang, de bras à bras. Le choc pour l’organisme était terrible; il fallait régulièrement poser des sangsues quand la quantité de sang transfusée était trop importante. La température tomba à 39°, pendant quelques jours, puis remonta fortement le 3 mars. Mademoiselle de Saint-Jean appela en consultation le professeur Sicard, assistant et ancien élève du professeur Mondor, et prescrivit de nouvelles transfusions et des injections de venin de cobra dont le seul nom me faisait trembler.
Le professeur Sicard accepta de se rendre à Dinan le 7 mars. En gare de Rennes, sous un terrible bombardement, il téléphona à mon père que s’il ne venait pas le chercher, il repartirait pour Paris. Mon père se procura de l’essence et se précipita à Rennes, qui n’est qu’à une soixantaine de kilomètres, mais qui lui parurent bien longs. Le professeur examina ma mère, s’entretint avec la doctoresse, réconforta ma mère, la félicita pour son courage et repartit en disant qu’il allait en parler au professeur Mondor, dès son retour à Paris.
Le 10 mars, mon père reçut à la mairie une lettre du professeur : « Cher Monsieur, les radiographies que j’ai montrées à monsieur le Professeur Mondor ont confirmé l’opinion que j’avais eue après avoir examiné madame Desmoulin. J’espère que l’état de la malade s’améliorera suffisamment pour qu’on puisse tenter l’opération dont je vous ai parlé. Je vous remercie de bien vouloir me tenir au courant de l’ évolution de la maladie et, en vous priant de bien vouloir transmettre à votre femme mon meilleur souvenir, je vous assure, Cher Monsieur, de mes sentiments les plus dévoués. » A la main, en bas de page, le Professeur a ajouté: «Grâce à votre amabilité, mon retour, bien que peu agréable, n’a pas été trop long. »
Le Professeur Sicard écrivit à nouveau à mon père le 1er avril : « Comme je vous l’avais dit lors de ma venue à Dinan, je redoute en effet un peu le traitement radiothérapique. Si la température se maintient élevée, il faudrait reprendre le Thiazomide. Je pense aussi qu’il faudrait profiter de la première amélioration pour tenter une opération chirurgicale qui m’avait paru très téméraire lorsque j’avais vu votre femme. Mais, si l’état de l’abdomen s’est modifié, le programme opératoire ne sera peut-être pas le même que celui que j’avais envisagé. Si madame Desmoulin est transportable à Paris, ce serait une des meilleures solutions à choisir. Je vous remercie de m’avoir tenu au courant de ce triste cas. Voulez-vous présenter à la malade mon meilleur souvenir et croire, cher Monsieur, à mes sentiments tout dévoués. »
Entre la vie et la mort, ma mère, a, pendant plusieurs semaines, subi des infiltrations lombaires, des traitements de toutes sortes, notamment aux sulfamides dans l’espoir de calmer cette péritonite chronique qui est devenue aiguë.
Affaibli par un long et dur hiver, insuffisamment nourri, perturbé par le drame que vivaient mes parents, je suis tombé malade à mon tour. Les oreillons, comme tous les enfants, mais dès que cette maladie infantile se termina, c’est la rougeole qui débuta. La chambre de mes parents, dans laquelle je dormais, restait, j’en ai le souvenir, allumée toutes les nuits. Mon père faisait face, comme toujours, à la maladie, aux Allemands, au manque d’eau, aux alertes, de plus en plus fréquentes, depuis que les nazis, vaincus à Stalingrad et affaiblis, étaient régulièrement bombardés par les Anglais À quoi pensait-il pendant ces longues soirées passées, dans la pénombre, au chevet de ses malades ? A la mort ? A la destinée ? A l’avenir ?
Au mois d’avril alors que la rougeole semblait se terminer, mademoiselle de Saint Jean constata que j’avais encore plus de 40° de température, parfois même plus de 41° et que je tenais mon épaule très en avant. Elle diagnostiqua un rhumatisme articulaire aigu et prescrivit immédiatement du salicylate de soude en forte dose. La température retomba rapidement. J’étais sauvé.
Ma mère, qui avait très peur de la mort, priait et abandonnait son âme à Dieu. Elle avait eu si peur pour son fils, sa raison de vivre. Elle pensait à sa sœur, à cette voix entendue dans de pareils moments quand ils habitaient rue Beaumanoir et que, déjà, elle allait si mal : « Tu mourras à petit feu ». Elle ne pouvait s’empêcher de suivre son enterrement, souvent, nuit et jour.
La pauvre femme n’était pas au bout de ses souffrances. Depuis quelques jours, elle observait que sa jambe et son bras enflaient. Elle avait une phlébite qui sera suivie, en mai, d’une pleurésie. La femme de ménage, madame Calarec, qui avait été beaucoup sollicitée pendant cette période, fit comprendre à mon père qu’après le décès de sa femme, il ne pourrait rester seul. Sa fille Thérèse, qui était très jolie, s’occuperait très bien de son fils…
Ma mère en parla plus tard avec amusement et réalisme mais sur le moment, le choc avait dû être rude ! Peu à peu, la température retomba, mais l’état général de ma mère demeura préoccupant. En juillet, la nouvelle femme de ménage, Madame Pimor, très vive, apporta un peu de gaieté dans la maison. Pas longtemps, puisqu’il était évident que cette année 43 était une « annus horribilis ».
Un jour, mon père rentra de la mairie avec un air encore plus grave que d’habitude. Il m’expliqua qu’un de nos cousins était mort à la guerre. En fait, il apprit à ma mère que monsieur Pimor, le mari de notre femme de ménage, était mort dans son camp de prisonniers. Il fut convenu que c’est ma mère, quand elle reprendrait son travail, qui lui annoncerait l’épouvantable nouvelle. Madame Pimor resta prostrée, en pleurs, tout l’après-midi, au pied du lit de ma mère qui trouva les mots les plus appropriés pour atténuer sa peine.
Sur mon cahier du soir, un cahier rose qui représente, sur la couverture, des scènes de travail, de famille et de patrie, apparaissaient très nettement les conséquences de ce qui s’était passé, rue de la Croix, au printemps de l’année 1943. Mon écriture avait changé. Régulière, propre, jusque-là, elle était devenue agitée de tous les vents. Il y avait des pâtés sur toutes les pages, des ratures, des erreurs, des mauvaises notes. L’année scolaire se termina sans tableau d’honneur, sans prix.
Les bêtises, pendant l’été, étaient devenues plus graves. Mon père me faisait croire que, de son bureau, dont on aperçoit la fenêtre dans l’enfilade de la rue, il voyait en permanence ce que je faisais. Il fallut l’appeler d’urgence le jour où, René Catania, mon voisin et habituel camarade de jeu, me blessa, entre les deux yeux, avec une barre de fer. La plaie saignait abondamment. A quelques millimètres près, j’aurais pu perdre un œil. La guerre à huit ans n’était pas sans risque !
Les Allemands, depuis la défaite sur le front de l’est, étaient de plus en plus nerveux. Les arrestations, les exécutions, portées à la connaissance de la population par voie d’affiches, en témoignaient. « Regarder par la fenêtre pendant les alertes », était maintenant passible de la peine de mort. Compte tenu de l’état de santé de ma mère, il n’était pas possible, pendant les alertes, d’aller dans les abris. Mon père avait fait poser un poteau en bois, dans la pièce où nous vivions, pour atténuer les risques en cas d’effondrement de l’immeuble. Une bombe était récemment tombée rue de Brest sans éclater. Elle avait pénétré dans la chaussée. Les Allemands la firent éclater. Une autre bombe était tombée sur le garage Rebourdais, route de Dinard. Un avion de chasse anglais, poursuivi par un Messerschmitt, était passé à moins de cinquante mètres d’altitude. Le mitraillage avait été effrayant. Le lendemain, Gilbert trouva une tête d’obus de 35 mm dans une maison de la rue Carnot.
Au mois d’août, un jour où il faisait très beau, nous entendîmes un grondement sourd dans le lointain. Par la fenêtre, qui donnait sur le toit de l’église Saint-Malo, nous aperçûmes, très haut dans le ciel, sept groupes d’environ soixante minuscules points noirs qui se déplaçaient du nord vers le sud. De toute évidence il s’agissait de bombardiers qui se dirigeaient vers Saint Nazaire. Deux heures plus tard, le bruit reprit et le nuage d’avions reparut à l’est, dans des conditions de visibilité parfaite malgré l’altitude ; le ciel était d’un bleu franc. Des avions de chasse allemands prenaient de la hauteur puis piquaient dans la masse des bombardiers en les mitraillant. Ceux-ci ripostaient et l’on voyait les petites lueurs des tirs. Des avions furent touchés et, en fin d’après-midi, un véhicule allemand qui transportait deux aviateurs américains qui avaient sauté en parachute, est passé rue de la Ferronnerie à toute vitesse. Il était fréquent, le matin, de voir, au sol, des petits morceaux de papier brillant lâchés par les avions pour tromper les radars allemands.
Les coupures d’électricité, provoquées par des sabotages, étaient nombreuses et très gênantes pour la population. Mon père prit le parti, d’accord avec mademoiselle Lemoine, la secrétaire générale de la mairie, qui était en relation constante avec la Résistance, de mettre fin à cette anarchie. Il connaissait le directeur de la Société de distribution d’électricité et eut, avec lui, une conversation plus que bizarre. Ils se méfiaient l’un de l’autre. Ils finirent par se dévoiler et tombèrent d’accord. Le contact avec Heurtier, l’inter secteur de la Résistance, eut lieu à la mairie et les destructions furent mieux coordonnées.
Il arrivait assez souvent que mon père, en rentrant de la mairie, passe chez Fleury, le bistrot qui était à l’angle de la Place Duclos et de la rue de la Croix. Pendant qu’on lui préparait le plat du jour, il observait les habitués accoudés au comptoir, devant leurs « bolées » de cidre à l’odeur âcre. Un jour, ce n’était pas du lapin, mais du chat qu’il rapporta à la maison. Il s’en était rendu compte à la forme de l’omoplate, mais n’avait rien dit. Il fallait bien se nourrir !
Malgré toutes ces difficultés, mon père a tout de même pu aller passer son examen à l’Institut d’Urbanisme de Paris dans les premiers jours du mois de juin. Voilà des mois qu’il ne s’était pas rendu à Paris. La tête posée, pour ne pas dire abandonnée, sur le tissu poussiéreux du siège qu’il occupait dans le train, il pensait aux mois qu’il venait de vivre. Ses pensées se bousculaient. Par la fenêtre, il regardait, sans vraiment voir, les maisons, les arbres, les champs, qui défilaient. Le bruit métallique et saccadé du wagon, la traversée des gares, les sifflements de la vapeur, l’éloignaient un peu plus à chaque instant de Dinan. Il avait trente-cinq ans, il mesurait le chemin parcouru depuis les rêves de bonheur de ses vingt ans. Lutter sans cesse contre les difficultés, la fatalité, n’est pas aussi simple qu’il pouvait l’imaginer. Maitriser son destin est un combat permanent. Aussi, il réagit, se leva, sortit de son cartable les cours de l’Institut et se plongea dans « L’histoire de l’urbanisme » de Pierre Lavedan et « La composition urbaine » de Robert Auzelle.
A l’approche de Paris, c’est maintenant à ses parents qu’il pensait, à la Grande rue, à Montrouge, où il avait passé toute sa jeunesse. Il n’avait aucune nouvelle. Ils n’étaient pas fâchés, mais les relations entre sa mère et son épouse étaient impossibles et risquaient à tout moment de mettre en péril la sécurité de son foyer. Il n’avait pas oublié le comportement de sa mère, venue s’installer chez eux, à Blois, critiquant tout, sans arrêt, fouillant dans tous leurs meubles et se moquant d’Henriette. La rupture était inévitable. Mon père, qui avait tant souffert des disputes de ses parents, n’avait pas voulu que son fils connaisse cela. Il se souvenait pourtant qu’avant la naissance de son fils, il écrivait régulièrement à ses parents. Son père ne répondait jamais et sa mère lui répondait des sottises, c’est à dire que ses lettres ne contenaient rien de ce que la vie de la famille pouvait avoir d’important. C’est la raison pour laquelle il ne correspondait plus qu’avec les autres membres de la famille, à Blancafort. Dans ses lettres, sa mère n’avait de souci que pour la position dans laquelle elle devait porter un voile de deuil pour être à l’étiquette et son père n’avait d’intérêt que pour la chasse et la pêche. Il avait bien reçu une lettre de sa mère, en 1942, d’une sécheresse aimable, le ton qui conviendrait pour un camarade que l’on n’a connu que quelques jours. Il en avait conclu que la capacité de sentiments de sa mère était insuffisante et ne correspondait pas à la sienne.
Il a, depuis longtemps, décidé d’être un homme libre, si l’on peut dire dans un pays occupé qui n’est plus une République. Il ne veut pas être prisonnier de ses habitudes familiales, professionnelles, mais aussi nationales. Il lui semble que jamais les pères et les fils se sont si mal entendus. Faut-il que la France soit malade. Ce n’est pas la première fois, dans son histoire, mais le pays se révèle incapable d’offrir à ceux qui n’ont rien à perdre, et aux jeunes en particulier, autre chose que l’envie de résister. Il n’y a d’ailleurs plus de France, seulement des Français isolés, égoïstes, qui ne pensent qu’à « passer au travers. »
Arrivé à la gare Montparnasse, il s’échappe rapidement du brouhaha et des embrassades qui obstruent le passage pour aller déposer sa valise dans un hôtel de la rue du Départ où il était déjà descendu l’année dernière et se rendre à pied rue Michelet. Le fond de l’air est encore frais, mais le ciel est d’un bleu franc, comme souvent au mois de juin. C’est un temps qui donne envie de marcher dans Paris, dans un quartier qu’il connait bien. Elles sont loin les nuits passées au Bal Nègre de la rue Blomet, les pièces de théâtre qu’il n’aurait manquées pour rien au monde et les concerts qu’il adore. Arrivé devant la grille du Jardin du Luxembourg, celle qui est en face de la rue de Fleurus, il a la bonne surprise de constater que le Jardin est ouvert. L’année dernière, ce n’était pas le cas. L’armée allemande occupait la totalité du jardin public et ne l’ouvrait que le samedi pour permettre aux parisiens de venir écouter des concerts de musique militaire allemande !
A l’ombre des grands arbres, le bruit de la rue s’est estompé ; quelques enfants courent, crient, sous le regard de mères qui bavardent, assises sur des chaises qui sont, elles aussi, devenues rares. Gilbert Desmoulin croise un soldat allemand au bras d’une jeune femme. Instinctivement, il baisse les yeux. Il a honte d’avoir eu ce réflexe. Cette soumission l’attriste profondément, comme le sidère l’inscription « Gott mit uns » que les soldats allemands portent sur leur ceinturon.
Mon père ne se dirige pas vers la grande perspective ensoleillée et le grand bassin, ils sont interdits au public. Seuls des soldats allemands, joyeux, exubérants, se photographient. Il emprunte une allée en direction du verger fermé, lui aussi, et protégé par une clôture dissuasive. Il ressort du Jardin, traverse la rue Auguste Comte, déserte, et n’a plus que quelques pas à faire sur le trottoir de l’avenue de l’Observatoire avant d’arriver devant l’immeuble « art-déco » dans lequel se trouve l’Institut d’Urbanisme, à l’angle de la rue Michelet et de l’avenue de l’Observatoire.
L’Institut d’Art et d’Archéologie héberge l’Institut d’urbanisme de l’université de Paris depuis 1933. C’est un bâtiment que l’on remarque ; il est très original. L’immeuble, construit, entre 1925 et 1930, par l’architecte Paul Bigot a une ossature en béton armé, revêtue de briques rouges de Gournay, qui évoque l’ancienne Afrique tropicale. C’est un exemple, rare d’ailleurs, d’édifice parisien de l’entre-deux guerres d’inspiration historiciste et éclectique, mélangeant des influences siennoise, florentine et d’Afrique noire musulmane. La grille d’entrée est très remarquable et la frise archéologique de moulages en terre cuite de sculptures grecques, romaines, médiévales et Renaissance, vaut la peine qu’on s’y arrête, elle a été réalisée par la Manufacture de Sèvres.
Le lendemain, les épreuves écrites et orales se succèdent dans une ambiance studieuse mais un peu particulière. Les professeurs, pour la plupart haut fonctionnaires, architectes et urbanistes de renom, se montrent, dans l’ensemble, bienveillants et tolérants pour ces étudiants, venus souvent de loin, démontrer, au-delà de leurs connaissances, leur espérance dans l’avenir et leur volonté de participer, le moment venu, à la reconstruction du pays.
Depuis 1940, l’Institut d’Urbanisme de Paris était dirigé par Pierre Lavedan, un normalien, historien, auteur de « L’histoire de l’urbanisme » qui, depuis 1926, faisait autorité. Pour tous ceux, architectes, historiens, géographes, qui s’intéressent à l’aménagement des villes, cet ouvrage est une œuvre de référence, une œuvre qui a l’action pour finalité, qui présuppose que le projet d’urbanisme doit être fondé sur une connaissance du passé de la ville. Toutes les nominations, dans cette période, étaient suspectes, d’autant qu’il remplaçait le professeur William Oualid, victime de la loi du 3 octobre 1940 excluant les juifs de la fonction publique, mais rien ne pouvait être reproché à Pierre Lavedan dont la brillante carrière, avant la guerre, ne pouvait inspirer que le respect, mais aussi bien des jalousies. Il faut dire qu’en termes d’influence, le poste était de la plus haute importance. Pierre Lavedan pouvait, et ne s’en priva pas, infléchir l’urbanisme vers les disciplines qui étaient les siennes, c’est-à-dire l’histoire, l’histoire de l’art et l’architecture. Son objectif était clairement de former la future élite de l’architecture autour de deux compétences : urbanisme et conservation du patrimoine, compétences que soutenait heureusement le gouvernement de Vichy.
C’est ce jour-là que mon père fit la connaissance de Robert Auzelle, un ancien élève de l’Institut, qui y enseignait « La composition urbaine » depuis 1942. Mon père ne connaissait de lui que son cours, qu’il avait trouvé passionnant. Robert Auzelle était un architecte particulièrement soucieux des grands problèmes sociaux que couvre l’urbanisme et qui sont à la source de la connaissance des besoins. Le jeune professeur lui parla de la loi du 15 juin 1943, à la veille d’être publiée, qui devait organiser durablement l’urbanisme. De son côté, mon père évoqua « le Groupement d’urbanisme de la Rance » dont l’architecte avait la charge : « Il faudrait, lui dit-il, qu’il s’étende jusqu’à la ligne Dinan-Ploubalay-Lancieux, de sorte que l’intérêt touristique et économique soit plus évident qu’en se limitant au cours de la Rance. »
Prosélyte, l’architecte lui parla également de l’avenir ; la France aura besoin d’urbanistes. Paraphrasant l’adage célèbre, il dit à mon père : « C’est en faisant de l’urbanisme, qu’on devient urbaniste. » Mon père était convaincu, il était sous le charme de ce disciple de Gaston Bardet et Marcel Poète, avec qui il travaillait depuis 1938 dans l’Atelier supérieur d’Urbanisme appliqué. Il avait en face de lui un humaniste, un novateur, un théoricien de l’urbanisme, en un mot, un modèle. Comme il se sentait loin, tout d’un coup, des problèmes d’alimentation en eau de la ville de Dinan. Le discours de cet homme rendait optimiste ; sa capacité d’écoute ne l’était pas moins. Il avait une attention permanente à comprendre les autres, à comprendre l’élève qui était en face de lui. L’un comme l’autre, ignoraient, ce jour-là, qu’ils étaient appelés à travailler ensemble après la guerre et que cette rencontre serait déterminante dans la carrière professionnelle de mon père au sein du ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme, qui changea souvent de nom avant de s’appeler le ministère de la Construction en 1960, l’urbanisme ayant sans doute disparu des préoccupations.
Soucieux de ne commettre aucune imprudence, mon père ne tenait aucun journal, mais, après son décès, j’ai trouvé, dans ses affaires, de nombreux « petits papiers » sur lesquels il avait consigné des émotions, des moments de vie. C’est avec ces « petits papiers » que j’ai pu reconstituer ce que furent, à ce moment-là, ses relations avec ses parents et ce voyage à Paris pour passer les examens de seconde année de l’Institut d’Urbanisme, ainsi que sa rencontre avec Robert Auzelle, qui a tant compté dans son existence.
Après une accalmie de quelques semaines, l’état de santé de ma mère se détériora à nouveau. La transporter à Paris, comme le Professeur Sicard l’avait envisagé, paraissait bien difficile. Ma mère avait peur de l’opération, de l’hôpital, de Paris, de la séparation, de ne plus revoir son fils. Le chirurgien de Dinan, le docteur Legrand fut consulté. Il avait une bonne réputation mais était considéré comme une brute. Rendez-vous fut pris en novembre pour une laparotomie exploratrice. Le chirurgien découvrit une quantité d’adhérences, dont une très grosse, qui expliquait sans doute la douleur continuelle mais pas la température. Il ne comprenait pas mais fidèle à sa réputation, traita ma pauvre mère de paresseuse, de douillette. « Si vous étiez une femme de ménage, vous seriez déjà debout ! ».
Quelques jours après l’opération, la température tomba, les douleurs s’atténuèrent et ma mère recommença à faire quelques pas. Une photo la représente, pendant l’hiver 43-44, devant la porte du 16 rue de la Croix.
A presque huit ans, je venais d’entrer en neuvième. Je ne pensais qu’à m’amuser ; je passais mon temps dans la rue, à jouer aux maquisards, à traîner sur la Promenade des Grands Fossés avec ma fronde. J’avais ma bande. J’étais le chef qui organisait des expéditions dans les abris. Je faisais la guerre.
Dans la Ville, les incidents avec les Allemands se multipliaient; certains étaient drôles. Un officier allemand en uniforme noir et de grade élevé, demanda à la mairie que soit désigné un guide pour lui permettre de visiter le centre de la ville. On demanda à mon père d’être ce guide de circonstance. Arrivés devant l’Hôtel Kératry, l’officier allemand demanda à mon père de quand datait ce bâtiment. « Trois ans », répondit mon père. L’officier se mit en colère. « J’ai cru qu’il allait me bouffer, ces gens-là n’ont pas d’humour », disait mon père quand il racontait cet incident. Après quelques explications sur le transfert du bâtiment, le calme revint. »
Il faut en effet savoir que l’Hôtel Keratry avait été construit en 1559 à Lanvollon, une commune située au nord de Saint-Brieuc. Le maire de cette commune prit prétexte fin 1933 d’un début d’incendie, pour mettre en pièce la maison alors que dans le même temps, à Dinan, la municipalité conservait et restaurait des maisons en pan de bois. En 1935, Michel Geistdoerfer, avant-gardiste dans la restauration du patrimoine historique,avaitdécidé d’acheter l’ancien hôtel particulier pour le reconstruire, rue de l’Horloge. Les travaux de réédification avaient été terminés au printemps 1939. Il faut savoir également que la maison a été remontée à l’envers pour que de la rue, les visiteurs puissent voir les personnages sculptés.
Quatre sous-officiers, dont Horninger, demandèrent, un jour, à parler à mon père. Ils étaient furieux et se plaignaient d’avoir été insultés par Morel, un employé de bureau de la direction des services techniques. Mon père leur dit que c’était un imbécile, coutumier du fait à l’égard des Français et que personne ne tenait aucun compte de ce qu’il disait. Grâce à une bonne traduction d’Horninger, l’affaire fut classée, mais elle aurait pu mal tourner.
Vers la fin de l’hiver 43-44, les Allemands, très inquiets, réquisitionnèrent les Français pour faire des tranchées et des abattages. Trois cents hommes, puis cinq cents furent ainsi contraints à accomplir des tâches aussi pénibles qu’inutiles. Le rassemblement avait lieu à Saint-Charles, où étaient distribuées pelles, pioches, cognées et scies. Le départ était à six heures du matin ; le retour vers treize heures, tous les jours. Au début, sur l’initiative de monsieur Aubry, le Conseil municipal, les directeurs, les professeurs, les juges, étaient en tête. Les Allemands réagirent et interdirent aux membres de la municipalité de participer aux travaux. Mon père y allait et ce n’était pas drôle. « Nous pensions, quand les soldats nous rudoyaient, aux prisonniers et déportés en Allemagne depuis plusieurs années », disait-il. Ces travaux ne servirent à rien. Il n’en fut pas de même de ceux qui furent faits entre Dinan et la côte, qui coûtèrent très cher aux Américains qui eurent à les franchir. »
Mais il n’y avait pas que cela, il y avait aussi le comportement de certains Français. Le pharmacien qui, avec sa bande de copains, enivrait les soldats, se cuitait lui-même et s’en donnait à cœur joie pendant que les autres travaillaient avait-t-il le sens de la solidarité? Quand le lendemain, un employé municipal racontait qu’il avait acheté 23 francs 50 un petit flacon haut « comme ça » pour sa gosse qui était malade, tous se disaient « il faut bien payer la rigolade de la veille. » La Sécurité sociale n’existait pas encore.
Mon père avait une obsession : comprendre. Que savait-il, à la fin de l’année 1943 ? Probablement rien ou bien peu de choses de ce qui se préparait à Londres, à Alger, à Washington ou à Moscou, où l’histoire se faisait. A Dinan, comme ailleurs sur tout le territoire, la propagande, la répression et le rationnement avaient atteint un niveau qui écœurait la population ; une population qui était comme mon père, exténuée. A Alger, où de Gaulle résidait, c’était l’effervescence. A l’approche du dénouement, les intérêts s’opposaient, les rivalités s’exacerbaient. Reconstruire l’Etat, sortir du chaos dans lequel la France était plongée depuis que la République avait été mise entre parenthèse, étaient dans tous les esprits et en particulier dans celui du général de Gaulle pour qui il n’y avait aucun doute : « Il faudra un exécutif fort et une représentation nationale digne de ce nom si l’on veut rétablir durablement la démocratie. »
Mon père a-t-il su que le 17 septembre 1943, la décision avait été prise de réunir une Assemblée consultative provisoire en attendant celle qui, le moment venu, désignerait un gouvernement provisoire. Le jour de la séance inaugurale, le 3 novembre, en présence du général de Gaulle et du général Giraud, de représentants de la Résistance en Métropole et outremer, de quelques anciens parlementaires qui avaient rejoint le général, c’est surtout de la résurrection des institutions qu’il fut question. Devant les représentants de la presse internationale, le Général qualifia de « gouvernement », le Comité de libération qu’il présenta. Mais la période n’était plus à l’épopée héroïque, la politique reprenait ses droits avec ses luttes de personnes, ses luttes de clans. Mon père cherchait à s’informer, mais ne parlait de rien ; à la mairie, personne n’osait évoquer l’avenir, car en parler, c’était nécessairement en dire trop.
Dix ans avaient suffi à faire de ce pays, et de l’Europe en général, un ensemble de populations malade, insensible, prêt à une obéissance aveugle. « Il faudra se souvenir, mettre de l’ordre dans ses pensées pour repartir après la guerre ». Churchill dit que « c’est le commencement de la fin ». On voudrait le croire, mais la fin est-elle dans longtemps ?
Le soir, quand je dormais, mon père sortait de leur cachette son poste à galène réglé sur la BBC et une carte Taride de « l’Europe après le partage de la Tchécoslovaquie et les événements d’Albanie » sur laquelle il notait, depuis le 6 juin 1943, la progression de l’armée soviétique. Il avait ainsi noté que : « À 50 km à l’ouest de Kiev, l’armée allemande ne parvenait pas à stopper l’armée soviétique qui avait atteint l’ancienne frontière russo-polonaise de 1939. 60 000 soldats allemands étaient encerclés autour de la ville de Korsun. Le repli de la Wehrmacht semblait se faire dans la panique, et s’accompagnait, d’après certaines informations, d’une politique de la terre brûlée, elle rasait les villes et les villages, massacrait les civils par milliers. Le carburant faisant de plus en plus défaut à l’armée allemande, une nouvelle défaite majeure n’est pas à exclure. »
Dans le même temps, Tunis, Bizerte et l’Afrique du Nord étaient déjà libérées et à Moscou, à Téhéran, à Londres, les Alliés se concertaient, sans d’ailleurs accorder la moindre attention aux gesticulations du général de Gaulle et de la Résistance française. Il était de notoriété publique que le président Roosevelt se méfiait de la France, ne l’aimait pas et était antigaulliste. En public, il parlait de « l’apprenti dictateur », quand il parlait du Général. Staline, plus habile, ménageait l’avenir. Il feignait d’accorder une certaine reconnaissance au CFLN, mais, dans le même temps, s’alignait sur les positions de Roosevelt qui excluait les Français de toutes les réunions au sommet des Alliés.
A Téhéran, entre le 28 novembre et le 1er décembre, Roosevelt, Staline et Churchill décidèrent qu’il y aurait deux débarquements sur les côtes françaises au printemps de 1944. De Gaulle était tenu à l’écart. Il observait, il ne pouvait rien faire, il enrageait. Les Français ne furent pas tenus au courant de la préparation des opérations militaires destinées à abattre le IIIe Reich et de ce que devrait être l’Europe après la guerre. Quelques jours plus tard, de Gaulle et Churchill se rencontrèrent à Marrakech. Les relations étaient exécrables depuis les incidents qui s’étaient produits en Syrie. C’était la comédie des apparences. Churchill feignait de ne pas entendre ce que le Général lui disait au sujet de l’administration, par le CFLN, des territoires libérés après le débarquement. C’était maintenant sa principale préoccupation. Il voulait, dès le débarquement, exercer le pouvoir en application de la souveraineté nationale. Churchill savait que Roosevelt ne l’entendait pas ainsi et tenait à ce que la France libérée soit soumise à une « occupation » anglo-américaine qui nommerait les fonctionnaires et se ferait remettre les pouvoirs par Vichy. La monnaie sera celle que fera imprimer le commandement allié. Churchill se montra très aimable et se contenta d’assurer de Gaulle de son soutien et prit l’engagement de fournir des armes à la Résistance, ce qu’il fit.
L’homme le plus puissant du monde était extrêmement têtu. Il vouait une hostilité absolue au général de Gaulle et – in petto – rêvait de mettre la main sur une partie de l’Empire français. Dans ce but, il préférait traiter avec le maréchal Pétain, en position de faiblesse, que d’avoir à négocier avec ce général rebelle et arrogant qui n’avait d’ailleurs pas demandé la reconnaissance du Comité français de libération nationale, par les Alliés, car il considérait que seule comptait l’opinion du peuple français. A la fin de l’année 1943, le plan d’administration de la France par les Alliés était presque prêt. Des agents de l’AMGOT avaient été formés en deux mois en Virginie ! Les billets destinés à être mis en circulation après le débarquement ne devaient porter aucune mention, même pas RF, encore moins du Comité de de Gaulle ou de la Résistance. Des voies s’élevaient cependant, dans l’entourage de Roosevelt, pour dire que c’était de la folie. La population française ne comprendrait pas cette occupation qui en rappellerait une autre.
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