Ker Anita
Depuis quelques mois, mon père cherchait à se rapprocher de la mairie. Ce serait plus commode pour lui, pour sa femme, pour aller à l’école. Il trouva, au 16 de la rue de la Croix, une maison sur deux étages avec un jardin. La rue de la Croix est une des rues les plus sombres de Dinan. De la Place Duclos, on s’enfonce entre deux rangées d’immeubles, qui ne sont pas plus élevés qu’ailleurs, mais qui accentuent, en raison de la nature de la pierre, l’impression d’étroitesse. La rue se termine sur la Promenade des Grands Fossés qui lui redonne de la lumière. L’immeuble est austère, mais avec un joli nom « Ker Anita », un jardin sur l’arrière et une belle vue sur le clocher de l’église Saint-Malo.
Le 18 mai 1941, Darlan, qui avait succédé à Laval, réunit à Saint Brieuc les maires et autorités régionales. Mon père emmena, dans sa chétive Rosengart, le maire et madame Aubry, qui en profita pour faire quelques visites. Au retour, mon père écouta les impressions que monsieur Aubry avait retirées de l’entretien : « Darlan a discrètement cherché à faire comprendre qu’il fallait se comporter en bon français tout en dictant ses directives ». Mon père eut ainsi la confirmation qu’il fallait se méfier de tout car on ne savait rien ou à peu près. Depuis que les postes de radios avaient été réquisitionnés et stockés dans la salle du conseil municipal, les rumeurs allaient bon train.
Si certains, très discrets, peu nombreux, eurent un comportement patriotique, d’autres furent complaisants ou serviles, par opportunisme ou par couardise. Ceux-là eurent le plus souvent la langue trop longue, annonçant chaque semaine le prochain débarquement et usant les nerfs de leurs concitoyens. Quelques-uns, heureusement très peu nombreux, furent complices des Allemands. Un adjudant français, un nommé Pralon, dont l’épouse allemande exerçait sur lui une pression à laquelle il ne tentait pas de résister, eut un comportement lamentable. La femme, secrétaire à la Kommandantur, fut odieuse pendant toute l’occupation. L’épouse d’un ingénieur français prisonnier devint la maîtresse d’un commandant allemand. Mon père avait rendu service à son mari qui avait travaillé à la pose des égouts et fait le projet d’agrandissement du stade. Il considérait que ses intérêts devaient être protégés. Un jour, l’ordonnance du commandant, vint en hâte chercher mon père pour le conduire dans le bureau de celui-ci. En route, à pied, l’ordonnance lui dit que la compagne du commandant était furieuse car elle avait manqué d’eau pour prendre son bain. Il ajouta qu’elle était insupportable et qu’il avait déjà dit au commandant que lui, soldat allemand, n’admettait pas de servir cette Française qui trahissait son pays. Le commandant reçut mon père assez mal mais comprit ses explications et se montra finalement bon bougre. N’empêche que cette garce aurait pu l’envoyer dans les camps allemands. De la Kommandantur, venaient de temps en temps, des lettres de français à traduire. Mon père se souvenait de l’une d’elles; une femme des environs de Dinan signalait que son mari agissait contre les Allemands. Enquête faite, elle avait un amant et voulait se débarrasser d’un mari gênant! »
Pendant l’été, mes parents allèrent deux ou trois fois au cinéma Celtic voir des films réalisés à partir de livres de Roger Vercel. La propagande grossière des actualités, le plus souvent allemandes, ne faisait rire personne. La vérité était hélas sur les affiches qui informaient régulièrement de l’exécution de résistants. Les passants détournaient la tête et marchaient en serrant les poings. Les saisons passaient, la patience s’épuisait. Les prisonniers attendaient dans leurs camps; leurs femmes dans la solitude. Dans la journée, les rues de Dinan offraient un spectacle étrange avec ces uniformes divers, mais il y avait peu de voitures car l’essence ne s’obtenait qu’avec des tickets chichement distribués.
Un dimanche après-midi, mes parents étaient attablés à la terrasse du Celtic. Au moment de payer, le serveur dit à mon père qu’un officier allemand, à une autre table, avait déjà réglé. Que faire? Refuser et prendre le risque de le vexer; accepter et prendre le risque de passer pour un « collabo » ? Mon père hésita, se leva et, sans le moindre sourire en direction de l’Allemand, fait un discret signe de tête, en guise de remerciement.
Les processions, fréquentes en Bretagne, se déroulaient dans une atmosphère lourde. Le passage à Dinan de la Vierge de Boulogne, qui est une énorme procession, donna l’occasion à monsieur Aubert, le populaire pharmacien, adjoint au maire, de marcher les bras en croix pour affirmer sa foi et apporter un peu de réconfort à la population. Le soir, les rues étaient noires, les fenêtres camouflées, c’était l’occupation.
Ma mère eut, en cette fin d’année 41, de nouveaux soucis de santé. Des poussées de fièvre, une fatigue anormale, une forte douleur au ventre lui firent craindre une rechute. Après trois jours au lit, la douleur ne diminuait pas, la température non plus. Depuis le début de la maladie, mes parents avaient consulté douze médecins qui faisaient tomber la fièvre mais ne comprenaient pas de quel mal souffrait ma mère.
Incorrigible optimiste, mon père espérait néanmoins que les jours meilleurs finiraient bien par arriver. Il faisait des projets. La France, au lendemain de l’occupation, devra déminer, déblayer, aménager les villes sinistrées. Il faudra de l’audace, des spécialistes de l’urbanisme, et une grande volonté politique. À l’Ecole des travaux publics, il n’avait fait qu’effleurer ces questions. Il décida donc, au mois de septembre, de s’inscrire en première année de l’Institut d’urbanisme de Paris, dont il pouvait suivre l’enseignement par correspondance.
La vie, rue de la Croix, était très différente de ce qu’elle était rue du Sergent Gombault. L’animation de la Place Duclos était très proche, la Promenade des Grands fossés, aussi. Et puis, il n’y avait plus d’Allemand à la maison. Il n’y avait plus de bonne non plus. Les femmes de ménage se succédaient pour aider ma mère qui se fatiguait très vite. Mon père était autoritaire, quelquefois même un peu cassant. Quand il expliquait à madame Marochain qu’il ne fallait jamais balayer en poussant le balai mais en le tirant pour ne pas abîmer les poils, elle prenait son sac et s’en allait. C’est madame Calarec, qui avait deux très jolies jeunes filles, qui la remplaça.
Quant à moi, je passais mon temps dans la rue. En face de la maison, il y avait l’imprimerie Peignet, la plus importante et la plus ancienne de la ville dont les machines laissent filtrer la cadence métallique de leurs pulsations. Au 14 rue de la Croix, c’est à dire à côté, il y avait un étrange immeuble dans lequel entraient fréquemment des soldats allemands et des Dinannaises élégantes. Encastré dans le mur au-dessus de la porte d’entrée, un bloc de granit sculpté en relief représente les armes de Du Guesclin. Sur une banderole, au-dessus de l’écusson, est gravé, en caractères gothiques, le cri de guerre du brave chevalier « Notre-Dame Guesclin ». Cet écusson ornait la maison qui s’élevait autrefois à cette même place et qui fut habitée par le Connétable et la belle et savante Tiphaine, son épouse. Pendant l’occupation, c’était un bordel !
« L’épilogue », le dernier tome des « Thibault », venait de sortir en librairie. Mes parents, impatients de savoir comment l’auteur avait terminé son œuvre majeure, se jetèrent sur ce livre. Écrit sous l’influence des événements, ce livre était très attendu. Il déçut de nombreux lecteurs, mais il en fallait plus pour que les époux Desmoulin soient déçus. La méthode de travail de Roger Martin du Gard, son évident rationalisme, captaient leur attention. Les réflexions d’Antoine Thibault sur l’argent, sur le rôle funeste qu’il joue dans la vie, correspondaient à ce qu’ils pensaient. Mon père était particulièrement sensible à cette attitude de doute actif, dégagé de tout lien. Il se reconnaissait quand Martin du Gard fait dire à Antoine : « Je m’abandonne sans effort à la direction de ma raison ». Dans cette période de drames et d’égoïsme, mon père appréciait cet auteur, sensible à toutes les misères humaines, à la fois solitaire et fraternel.
L’hiver 41 – 42 s’annonçait très froid. La neige, le gel, arrivèrent sur des organismes sous-alimentés, des vêtements rafistolés, souvent retournés, et des chaussures à semelles de bois. On ne chauffait souvent qu’une pièce, le reste du logement était glacial. Le peu de charbon attribué par la mairie ne permettait pas de tenir un feu, même réduit. Mon père fit exploiter une tourbière. En mélangeant bois et tourbe, il obtint à la mairie une température basse mais supportable. L’odeur de la tourbe se répandait dans toute la mairie.
Le jour du décès du général français Huntsinger, les Allemands autorisèrent une messe à l’Eglise Saint-Malo, à 6 heures du matin. Mon père s’y rendit, non pour prier, mais pour voir l’intérieur de l’église pavoisée de drapeaux français. Un homme qu’il ne connaissait pas, un agent d’assurances, vint le trouver pour une affaire de service, puis l’invita à une manifestation folklorique le soir même. Mon père s’y rendit. Il n’y avait que des hommes, nombreux, portant un costume breton. Les visages étaient graves. Des orateurs se succédèrent pour exalter l’amour de la Bretagne. Ils chantèrent sa gloire en breton et espéraient la libération… de la France. La réunion avait été autorisée par les Allemands.
Le gel intense provoqua des situations qui n’avaient pas été prévues. Devant l’église Saint-Malo, il n’était pas possible de monter, à allure normale, le dernier raidillon avec le corbillard attelé de deux chevaux. Le conducteur faisait reculer les badauds, emballait les chevaux et les arrêtait brusquement devant le portail et les passants médusés.
En temps de guerre, tout devient rapidement introuvable. Le service des eaux avait besoin d’étain pour les soudures et le contingent attribué était trop faible. Sur les instructions de mon père, Le Ribeuz, le fontainier, en avait cherché partout. La plupart de ces achats fut inutilisable. Dans un lamentable défilé, les Dinannais, apportèrent ce qu’ils jugeaient bon de livrer. Certains en apportaient un peu, juste pour témoigner qu’ils avaient obéi, d’autres se débarrassaient de vieilleries encombrantes. C’était bien triste. Le cuivre aussi était très recherché; soi-disant pour le sulfatage de la vigne!
Les communes devaient obligatoirement remettre ce dont elles disposaient, y compris les statues de bronze. Le Du Guesclin de Frémiet fut épargné. Beaumanoir était bon pour la fonte. Monsieur Aubry ne l’entendait pas de cette oreille. Il vint en entretenir mon père très discrètement. Il fut convenu que, dans un premier temps, ils enverraient des déchets de cuivre considérés comme équivalent au poids de la statue et qu’on verrait pour la suite. Mon père demanda à monsieur Hesry, fils, de venir le voir. Il le connaissait bien, car son père entretenait les installations électriques de la Ville, en particulier les postes de relèvement des égouts. Mon père lui demanda, de lui fournir une quarantaine de kilos de déchets de cuivre pour les donner à la collecte. Le fils Hesry prit un air peiné et outré. Il ne doutait pas plus que mon père de la véritable destination du métal : un cheval pour l’Allemagne, une alouette pour nos vignerons. Mon père lui dévoila alors la manœuvre sous le sceau du secret. La caisse d’envoi, le bordereau qui l’accompagnait, tout fut bien pesé pour être aussi ambigu que possible. Un échange de correspondance eut lieu, le service central réclamant la statue et la mairie se référant au bordereau d’envoi. Le temps passait, les risques augmentaient, il fallait faire disparaître Beaumanoir.
Un matin, tôt, le camion benne vint se placer à cul contre le monument. Lefort, le menuisier, avec l’aide du chauffeur, de deux hommes de confiance et de madriers et cordages, fit basculer la statue déboulonnée dans la benne. Une bâche la recouvrit et le camion partit vers la gare pour l’expédition. Bien entendu, la gare fut dépassée et le parcours, compliqué à souhait, aboutit au chantier municipal de la rue Chateaubriand. La statue, bien cachée, ne fit plus parler d’elle qu’avec tristesse. Il n’y eut pas plus de dix personnes à savoir la vérité et à la taire. »
Il faisait très froid, la neige était tombée en abondance. Or, il n’était pas question d’avoir du charbon et le peu de bois que l’on trouvait était vert. Ce n’était rien, cependant, à côté de ce qui se passait en Russie où les Allemands, engagés depuis six mois, s’enlisaient. Même la revue allemande « Signal », à la gloire de l’armée nazie, faisait état des difficultés rencontrées notamment en raison du froid.
Un dimanche matin, mon père sortit de la maison avec un panier à provision pour se rendre au carré qu’il avait dans un jardin potager collectif qui se trouvait chemin des Fontaines. En bas de la rue de la Croix, deux soldats de la police allemande l’interpellèrent : « Vous êtes monsieur Desmoulin ? » « Oui », « Suivez-nous ». Mon père les suivit, anxieux, comme on pouvait l’être à l’époque en de telles circonstances. Il ne posa pas de question, c’était inutile. Arrivé dans les locaux de la police, il fut présenté à un gradé qui commença à lui poser des questions. Mon père ne comprenait pas de quoi il s’agissait. Il était de plus en plus inquiet. Que lui voulait-on ? Au bout d’une heure, peut-être plus, il comprit que des jeunes gens avait pris un petit avion de l’aéro-club et l’avait traîné dans un local municipal avant d’essayer de le faire décoller. Ils n’avaient pas réussi et s’étaient fait prendre. Les policiers allemands étaient convaincus que mon père savait quelque chose. Mon père ne savait rien. Il dut leur paraître sincère car au bout d’un très long moment, ils le libérèrent.
Les contrariétés de toutes sortes ne manquaient pas. Au collège, par exemple, les parents versaient 20 francs pour les deux visites médicales annuelles. Le médecin touchait ainsi 600 francs pour des consultations qui se déroulaient de la façon suivante :
Le médecin : « Allons vite »
L’Instituteur : « Celui-ci a mal aux yeux »
Le médecin : « Il faut voir l’oculiste mon bonhomme »
L’Instituteur : « Celui-ci se plaint souvent du vente »
Le médecin : « Ah ! sacré brigand, c’est sûrement que tu manges trop. Allons vite, au suivant »
Bien entendu, le docteur Lemercier exige que le travail de pesée et de mensuration soit fait à l’avance. Mon père était furieux devant de tels comportements.
Les semaines, les mois passaient. L’année 1942 était une année sans espoir, sans événement important dans une petite ville comme Dinan. Le maire et son adjoint, monsieur Aubert étaient très populaires. Ils faisaient ce qu’ils pouvaient avec courage et habileté. Mon père était en permanence obsédé par l’alimentation en eau qui était son principal souci.
Le « Petit Parisien » affirme que le mal du pays sévit chez les gaullistes et plaisante sur le sort des commerçants qui se font prendre parce qu’ils font du marché noir. Sur le dessin, en première page, un commerçant a peur : « Pourvu qu’on ne nous pende pas ! » Les autres détenus lui répondent : « Ils ne pourront pas, au prix où nous avons mis la ficelle ! »
Les lettres de Blancafort, à la veille des fêtes, ne parlaient que de ravitaillement : Exemple cette lettre de la tante Alice à mon grand-père Alcide : … J’espère que vous avez reçu la poule et le lièvre pour fêter la Noël. Tu m’avais parlé d’une dinde. Il n’y en avait plus où à quel prix ! On nous a dit qu’il y en avait jusqu’à 1 200francs Quelle folie ! La poule était bien bonne mais un peu plus dure. Elle a deux ans ; je voulais vous écrire pour vous dire de la laisser une bonne heure de plus au feu. On trouve un peu plus de beurre depuis qu’ils ont imposé tant de litres de lait par jour ou tant de beurre. Je vous assure que cela ne devient pas rigolo. Où allons-nous? Je dois donner au laitier, qui passe tous les matins, 240 litres de lait par mois avec mes quatre vaches. »
Les fêtes, si on peut les appeler ainsi, n’étaient pas très gaies. C’était le troisième Noël de guerre. Un beau jeu de construction offert par monsieur Dard, un industriel, ami de mes parents, fut mon plus beau et principal jouet. L’hiver fut à nouveau exceptionnellement froid. La Promenade des Petits Fossés était couverte de neige. Mon pantalon de golf, de mauvaise qualité, m’irritait continuellement l’intérieur des cuisses et provoquait des rougeurs très désagréables. Quant aux galoches à semelles de bois, le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elles n’étaient pas très chaudes et imperméables. Mon père maigrissait à vue d’œil. Il ne pesait plus que 50 kilos, ce qui, pour un homme qui mesurait un mètre soixante-dix-huit, était bien peu. Il flottait dans ses pauvres vêtements. Ses yeux s’enfonçaient dans son visage, ce qui le rendait encore plus maigre. En ce qui me concerne, c’est le rituel de la cuillerée d’huile de foie de morue qui m’a, sans conteste, laissé le plus désagréable souvenir. Je pleurais, je me débattais, mon père devait me pincer le nez et me donner un petit morceau de pain pour absorber l’odeur.
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