Les Allemands à Dinan
C’est monsieur Cornic qui apprit à mon père, le 24 août, la signature du pacte germano-soviétique. Il n’y avait plus aucun doute, la déclaration de guerre était imminente. De sa chambre, ma mère entendait l’agitation qui régnait au quartier Beaumanoir et le bruit des chevaux sur le macadam. Dinan était alors une importante place militaire avec la présence du 19ème régiment de Dragons, le 3ème bataillon du 71ème régiment d’infanterie et des groupes de reconnaissance de corps d’armée. À la mairie, mon père était témoin des colères du député-maire contre tout ce que décidait Daladier. Les gaz, présents dans toutes les mémoires, étaient au centre des préoccupations. La municipalité avait reçu un petit coffret en bois contenant une dizaine de flacons. Il y avait dans ces flacons des produits reproduisant les odeurs des différents gaz connus. Ils étaient destinés à former à la détection les pompiers, la police et quelques volontaires. »
Le premier septembre, à l’aube, les Panzer d’Hitler envahirent la Pologne. Le samedi 2 septembre, ce fut la mobilisation générale, le 3 septembre, la Grande-Bretagne et la France déclarèrent la guerre à l’Allemagne. Alors que s’achevait ce dernier été de liberté, les Dinannais, comme tous les Français, comprirent que la fin du vieux monde avait sonné.
« La drôle de guerre », cette étrange période qui a précédé l’occupation du pays, s’est traduite à Dinan par une curieuse et permanente agitation. Une sirène puissante fut installée sur la tour de la gare. L’occultation des lumières était devenue obligatoire. Les voitures avaient été équipées de lampes bleues qui permettaient tout au plus de voir arriver une voiture, mais ne permettaient pas de conduire à plus de 10 kilomètres à l’heure, sauf les jours de pleine lune. La réquisition des chevaux, plus de 3 000 en 3 ou 4 jours, donna lieu au Quartier Beaumanoir, à une étrange animation. Des embouteillages, rares à l’époque, se produisirent notamment rue Saint-Marc. Les hôtels affichaient « complet » et il y avait beaucoup de monde dans les rues.
J’ai conservé un souvenir très précis de ce jour de juin 40, où, grimpé sur une table pour mieux voir à travers le bow-window de la chambre de mes parents, j’ai passé des heures à observer l’interminable colonne de soldats allemands qui remontait la rue Saint Marc pour prendre ses quartiers dans les casernes très proches. L’image d’un side-car allemand qui s’était détaché du reste de la troupe pour passer devant l’immeuble, est restée gravée dans ma jeune mémoire. Le passager, revêtu d’un ciré gris-vert, feldgrau, l’arme au poing, inspectait les fenêtres. C’est le premier soldat allemand que j’ai vu de près. Il y en aura bien d’autres.
Passés les premiers moments de stupeur et de crainte, les Dinannais découvrirent l’occupation. Quand mon père reprit son service, le 20 juin, il trouva au cabinet du Maire un gros officier allemand dont monsieur Youvanich, le bibliothécaire, traduisait difficilement une langue rugueuse mêlée de mâchouillements de cigare. En gros, il précisait les conditions dans lesquelles les administrations municipales seraient soumises au contrôle allemand et devraient répondre aux ordres de la Kommandantur. Il indiquait aussi les risques qu’encourrait la population si l’armée allemande était attaquée ou simplement gênée. Le député-maire écoutait puis demandait que tous les ordres passent par lui. L’officier allemand parti, il donna l’ordre de ne répondre à aucune demande des Allemands et de ne prendre aucune position vis-à-vis d’eux sans lui en avoir référé. Le gros de l’armée allemande avait poursuivi vers l’ouest. Ceux qui étaient restés à Dinan s’étaient installés dans les casernes, dans les hôtels et chez l’habitant. Les prisonniers français avaient été regroupés dans une des casernes. Les soldats allemands se comportaient correctement. On racontait que ceux qui étaient logés dans un hôtel, devant la gare, enlevaient leurs bottes pour monter les escaliers sans faire de bruit lorsqu’ils rentraient tard le soir. »
Toute la fin de l’année 1940, la Kommandantur donna par voie d’affiches et de communiqués, des ordres qui faisaient entrer les Dinannais dans un réseau de contraintes très pénibles au quotidien. Défense d’écouter la radio anglaise, interdiction de chanter, de pavoiser, de chasser, de détenir des pigeons voyageurs ! Le couvre-feu de 23h à 5h1/2 le lendemain était strict. Le 2 septembre, le conseil de guerre des Côtes du Nord condamna à la peine de mort, pour l’exemple, le sieur Dubreuil, pour avoir donné un coup de pied dans le bas ventre d’un Allemand au cours d’une bagarre dans un café. Le ravitaillement constituait déjà la principale préoccupation de la population.
Le 25 septembre 1940, mon père reçut de la Brigade de Gendarmerie de Dinan, le certificat de démobilisation qui le libérait des « affectations spéciales » successives. Le 27 septembre, la Kommandantur publia une ordonnance anti-juive. Dans l’immeuble de la rue Sergent Gombault où nous habitions, il y avait une famille juive, les Marx. Madame Marx dit à mon père, le lendemain de cette ordonnance : « Vous ne les connaissez pas, ils commencent comme cela puis ils vont serrer chaque jour un cran supplémentaire et ce sera alors insupportable. » Quelques jours plus tard, les Marx avaient disparu, sans rien dire à personne, mais après avoir discrètement tout réglé et tout mis au point.
L’hôtel de Bretagne abritait un général. Mon père racontait qu’un matin, il le vit sortir, répondre au salut de la sentinelle, puis se mettre tranquillement à bavarder avec elle avec beaucoup de simplicité et de cordialité. Etonné, il eut bien d’autres occasions de l’être et dans tous les sens.
L’état de santé de ma mère s’améliora. Elle put sortir et profiter de ma première rentrée scolaire. L’école, la petite école, annexe du collège de garçons, était un peu loin de la rue du Sergent Gombault. Elle était située dans le coin de la Place du Champ, un peu après la crémerie Pleven, mais le trajet était l’occasion de voir du monde, de flâner en chemin, de bavarder avec d’autres mamans, les commerçants. C’est une joie qu’elle n’avait pas ressentie depuis bien longtemps. J’étais entré en douzième, qui était alors la première année de l’enseignement primaire, dans la classe de madame Roger, la mère d’un de mes petits camarades. C’est avec elle que j’ai appris à lire, à écrire et à compter.
Dans la classe, il y avait des enfants de conseillers municipaux et d’employés de la Ville qui étaient des amis très proches de mes parents : les Hingamp, les Balquet, les Douchin. J’étais turbulent mais vif, amusant. Ma mère me pardonnait déjà tout. Un jour, alors qu’elle rentrait de faire des courses en compagnie d’une voisine, je piochai dans son sac, qui contenait des grappes de raisins. Arrivé dans l’appartement, il n’y avait plus beaucoup de raisin. Pâle, je n’eus que le temps d’aller vomir le raisin.
Une chambre de l’appartement avait très vite été réquisitionnée pour y loger un soldat allemand. En temps de guerre, c’est une cohabitation difficile. Un dimanche matin, mon père, persuadé que l’Allemand n’était pas là, entra dans sa chambre sans frapper. Le soldat, qui était là, se réveilla en hurlant. Mon père, effrayé, le vit, dans la pénombre, saisir son fusil et le menacer avant d’être suffisamment réveillé pour comprendre que mon père voulait simplement ouvrir les volets.
Il n’y a pas, dit-on, de chagrins qu’une heure de lecture n’ait le pouvoir de chasser. Mes parents avaient en commun le goût pour la lecture. Ils dévoraient de grandes et belles œuvres qui, par leur réalisme, marquèrent le début de ce siècle mouvementé. C’est ainsi qu’ils se passionnèrent pour « Les Thibault », de Roger Martin du Gard, les « Hommes de bonne volonté » de Jules Romains et l’histoire des « Rougon- Macquart » de Zola.
À la mairie, le régime de Vichy se mettait en place. Il devenait évident que la situation du député-maire devenait très délicate. Michel Geistdoerfer était régulièrement menacé de mort par voie de presse. Certains de ses opposants criaient victoire. Pour eux, c’était enfin l’occasion de se débarrasser de lui. Le « Cri du Peuple » du 29 décembre 1940 portait en titre d’un article « Le salopard de Dinan », qui en disait long sur la haine que suscitait Michel Geistdoerfer et son journal, « Dinan-Républicain », dont ils finirent par obtenir l’interdiction.
Le maire n’était pas homme à agir à l’inverse de ses convictions. Autant les relations étaient courtoises et même bonnes avec le sous-préfet Musso, autant elles étaient déplaisantes avec le pisse-vinaigre Mayade qui sera fusillé à la Libération pour son comportement comme Préfet, chargé de la police, dans le Midi. Chaque matin, à 11 h, le député-maire, ses adjoints, le Secrétaire général et mon père se réunissaient pour commenter les faits de guerre et préparer les décisions à prendre.
Ces hommes de bonne volonté étaient troublés. La poignée de main de Montoire préludait à quoi ? Comme de nombreux Français, ils avaient du respect pour Pétain et croyaient que le madré auvergnat, Laval, saurait jouer au mieux, dans l’intérêt de la France. Le retour des cendres de l’Aiglon, en fin d’année, mit fin à leurs hésitations. Les Allemands cherchaient à exploiter la France au maximum. Vichy ne serait pas une protection. Il faudra cultiver l’espérance et se comporter en Français en essayant de ne pas se faire prendre. Toutes relations pouvaient en effet prendre un caractère conflictuel. Il fallait donc réduire celles-ci au strict minimum. Il fallait faire preuve de dignité en permanence et faire en sorte qu’aucun Allemand, retournant dans son pays, n’emporte l’impression que le Français est inférieur à lui en savoir-vivre, en culture ou en technique.
Les demandes allemandes commencèrent à arriver. Le sanitaire de la caserne, où étaient les prisonniers français, était infect : les tinettes débordaient et les pauvres prisonniers devaient se livrer à des tâches repoussantes. Mon père fit aménager les sanitaires et réaliser leur jonction à l’égout qui n’avait pas encore été raccordé.
Un jour, alors que mon père se trouvait Place Duclos, il entendit une marche funèbre venant de la rue Chateaubriand. Un cortège déboucha qui se dirigeait vers la rue Thiers, sans doute en direction de la gare. En tête, la musique militaire, puis le cercueil recouvert d’un drapeau frappé de la croix gammée et un détachement de troupe. Mon père apprit plus tard qu’il s’agissait d’un général. Les rues étaient vides, les rares passants s’esquivaient en tournant la tête.
Peu de temps avant Noël, un soldat allemand surgit un jour dans le bureau de mon père et lui demanda de le suivre à la feldgendarmerie. On le fit asseoir à une table, face à trois feldgendarmes. L’un d’eux, qui parlait assez bien le français, l’interrogea. Mon père ne comprenait absolument pas de quoi il était question. Par moments, les Allemands parlaient entre eux puis l’interrogatoire reprenait. Petit à petit les choses se précisèrent. Il y avait, avant la guerre, plusieurs avions de tourisme au terrain municipal d’aviation de Dinan-Trélivan. L’ordre avait été donné de peindre des cocardes tricolores sous les ailes. Un service de réquisition était venu ensuite qui avait éliminé un appareil et demandé qu’il soit retiré du terrain. Les cocardes auraient dû être effacées, puisqu’il n’était pas réquisitionné, mais il y avait autres choses à faire dans cette période. Ailes repliées dans son hangar, l’avion ne causait pas de soucis. Le problème, c’est que l’avion n’était plus dans le hangar. Il avait été retrouvé à Quévert, dans un champ, le matin. Mon père, ahuri, fit remarquer que, dans ces conditions, l’affaire sortait de ses compétences et qu’il convenait de s’adresser au maire. Après des heures de palabres, mon père quitta les bureaux de la Feldgendarmerie à plus de 19 heures. Celui qui parlait français était calme; les deux autres hargneux. Ouf ! Mon père apprit, par la suite, que des collégiens avaient tenté de se rendre en Angleterre avec cet avion.
Les fêtes de fin d’année approchaient dans une ambiance sinistre et inhabituelle. Un nouveau soldat allemand occupa la chambre réquisitionnée. Il ne rentrait pas saoul, comme le premier, et se montrait même assez attentionné. La veille de Noël, il m’offrit une tablette de chocolat. « Tu n’auras le droit de la manger qu’après la guerre! » me dit mon père qui s’est toujours défendu d’avoir dit cela!
Le 29 décembre 1940, mon père écrivit à son oncle René et à sa tante Régina : « …Nous avons subi, il y a trois jours, notre premier bombardement, terrible. Ma femme ne l’a même pas entendu! Il s’agissait de deux petites bombes tombées sur l’aérodrome. Le maire a été révoqué le 26 décembre et le conseil municipal va sûrement suivre ces jours-ci. Qu’est-ce que cela nous réserve ? Je n’en sais rien. Je resterai un fonctionnaire attaché à son travail beaucoup plus qu’aux personnes qui passent. Le patron qui s’en va avait de réelles qualités, mais un caractère épouvantable et le travail était bien compliqué avec lui… »
C’est par un arrêté en date du 11 décembre 40 que le député-maire, Michel Geistdoerfer, fut révoqué de son mandat pour avoir « manifesté une hostilité systématique à l’œuvre de redressement national entamée par le maréchal Pétain et à son gouvernement. »
Il était en effet reproché à M. Geistdoerfer d’attaquer régulièrement le gouvernement de Vichy dans son journal « Dinan-Républicain ». La préfecture et la Propagandastafel exigèrent qu’un nouveau directeur de la rédaction soit nommé. Michel Geistdoerfer refusa et préféra saborder son hebdomadaire Le préfet prit alors prétexte d’un conflit entre le maire et le docteur Godard délégué du Secours National, pour justifier cette mise à l’écart.
Le Conseil municipal se réunit une dernière fois, le 10 janvier, avant d’être, à son tour, dissous par un arrêté de Peyrouton, le ministre de l’Intérieur qui nomma, pour administrer la ville une délégation spéciale présidée par Henry Aubry, un notaire de Dinan.
L’atmosphère était lourde en ce début d’année. La Kommandantur fit afficher de nouvelles interdictions qui réduisaient encore les libertés publiques. La solidarité, au profit des prisonniers de guerre, s’organisait. Des colis, des manifestations sportives, des kermesses furent organisés.
Chaque matin, le nouveau maire passait à la Kommandantur et n’arrivait à la mairie que vers onze heures. Un jeune soldat allemand, parlant un peu le français, et, par la suite, deux prisonniers français, apportaient les instructions allemandes. L’un d’eux, Maître Stibbe, un avocat qui deviendra célèbre, profita d’une de ces missions pour s’évader avec l’aide du chef du service du ravitaillement. Mon père eut l’occasion de le voir à Dinan, quelques temps après la Libération. Il représentait le MLN. Par la suite, il a été l’avocat des révoltés malgaches avant de mourir subitement, au Palais, pendant qu’il plaidait.
Mon père recevait des notes comminatoires qui font rire aujourd’hui. La directrice du Foyer du soldat, Madame Olstersdorf, le bombardait d’instructions semblables à celle qu’il reçut le 5 mars. « Vous êtes prié de terminer les travaux d’installation des salles de bains; les fournitures nécessaires se trouvent à Rennes. Dans la cage d’escalier, l’entourage du chauffage est à faire. Le passage de la cour menant aux toilettes aussi. Il est également demandé la terminaison des poulaillers et des clapiers. Pour les chambres d’ordonnance, il manque encore des armoires, tables, chaises. Il faut que les grandes pièces inoccupées au 2ème étage soient installées pour permettre aux soldats d’y passer la nuit. Je vous demande d’entreprendre ces travaux dès à présent ! » Quelle époque !
Le ravitaillement et le rationnement étaient au cœur de toutes les conversations et de toutes les correspondances. Certaines denrées étaient devenues très vite introuvables. Mon père ne voulait pas entendre parler du marché noir auquel tout le monde se livrait. Il échangeait tout au plus sa ration de cigarettes contre du beurre. Un jour, il acheta cependant un quart de cochon que madame Marochin, la femme de ménage, avait salé. Cette attitude n’était pas seulement un principe, c’était aussi de la prudence. Mon père est très conscient que, compte tenu de l’état de santé de sa femme et de ses fonctions, il ne pouvait prendre le moindre risque et s’exposer à des sanctions.
Deux lettres de la tante Alice à son frère Alcide, mon grand-père, donnent une idée de ce qu’était alors la vie quotidienne de la famille et des Français en général.
« Chers frère et sœur, Je remettais tous les jours de vous écrire. J’ai été bien enrhumée. Cela ne me mettait pas en courage mais ça va mieux. Je vais commencer par remercier Lucie du coton et de la mercerie qu’elle m’a envoyés ainsi que des cigares pour Prudent. Ici, on ne trouve plus ni coton, ni fils. Bientôt, on ne pourra plus se raccommoder. Enfin, c’est comme le reste, il faut prendre tout cela du bon côté. Maintenant, je viens vous demander s’il faut que je vous envoie du beurre la semaine prochaine car j’ai peur qu’ils ne puissent plus nous en fournir que cinq ou six livres par semaine au lieu de dix ou quinze, comme avant. Les veaux commencent à se faire; cela va leur diminuer le lait. Donc, la semaine prochaine, vers vendredi, je pourrai vous en envoyer cinq livres. Au cas où il manquerait, vous auriez toujours du beurre fondu. Comme Andrée va venir pour les Rameaux, si vous aviez besoin de quelque chose à quoi vous ne pensez pas, vous n’auriez qu’à lui dire. Je joins à ma lettre trois tickets, un de viande, un de fromage et un de matières grasses; Cela pourrait vous rendre service. Samedi dernier, René a eu la visite de son beau-frère, René Sapin, et de sa femme qui sont venus au ravitaillement de toute sorte. Ils sont repartis mardi soir bien chargés. Chez René, ils sont en bonne santé. Tante Estelle va bien pour son âge. Chez Picard, ils sont en bonne santé aussi et chez nous, Prudent a été enrhumé mais il va mieux. Il cherche des chevaux tous les jours sans pouvoir en trouver. Il va être forcé de se mettre rentier malgré lui. »
Quelques jours plus tard… « Je vous assure que nous sommes ennuyés. Je vous avais préparé de quoi faire un colis et voilà que l’on fait publier par le garde champêtre qu’il ne faut plus envoyer de colis, que c’est interdit sous peine d’amende. Doit-on risquer le coup et en envoyer ? De toute façon, il ne nous donne pas de quoi manger. Comment faire ? Vous ne pouvez pas vous laisser mourir de faim ! Vous n’aurez qu’à venir avec nous. À la campagne, nous aurons toujours des légumes à manger et un peu de viande. En ce moment, je fais l’élevage de lapins. J’en ai une trentaine de petits d’un mois et deux mois et douze petits poulets qui ont trois semaines. Les poulets, ce n’est pas très facile, on n’a rien à leur donner. Madeleine me met ses débris de comptoir et ses mies de pain de côté et c’est avec ça que je les nourris. La vie devient bien compliquée.
Ma chère Lucie, je te remercie beaucoup de ton deuxième colis de mercerie ainsi que de la talonnette de soie. IL ne faut pas t’en priver car, pour le moment, j’en ai trouvé un peu et il faudra bien devenir moins difficile pour tout. On ne trouve plus rien. On ne trouve plus de chicorée. Aujourd’hui, il n’y a pas une livre de sel chez l’épicier. Soi-disant qu’ils vont mettre quelque chose dans le sel pour qu’on ne puisse plus saler le cochon. Pendant que j’y pense, on ne peut plus trouver de pastilles de menthe. Moi qui ne mange aucun bonbon, que ceux-là. Quand je digère mal, je trouve qu’une pastille m’aide beaucoup. Si toutefois vous en trouvez, achetez-m’ en une livre à n’importe quel prix, cela m’est égal. ! »
J’étais particulièrement turbulent; c’est-à-dire que chaque jour, je faisais un certain nombre de bêtises plus ou moins graves, mais qui compliquaient un peu plus la vie de mes parents. C’est ainsi que, privé de sucre, j’avalais des tubes entiers de pilules homéopathiques. Mon activité débordante fatiguait quelque peu mes parents qui, à Noël, décidèrent de manifester leur mécontentement en posant, devant mes petits souliers à semelles de bois, un bâton au milieu des très rares jouets.
Les bons moments étaient rares, il fallait en profiter. Le passage de la foire-attractions sur la place du Champ Clos, était attendu avec impatience. Mon père délivrait les autorisations aux forains ; à ce titre, il recevait des bons gratuits pour des tours de manège dont j’usais et abusais ! J’ai également le souvenir d’avoir, avec mes parents, assisté, au premier rang, au spectacle du Cirque Figuier dans lequel Charles Trenet chantait les chansons qui le rendirent célèbre. Je ne me souviens pas du chanteur, mais j’ai conservé le souvenir de la crise d’asthme que la sciure de bois, sur laquelle galopaient les chevaux, me déclencha.
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