Faut-il que la peur de l’avenir soit profondément ancrée dans le pays, pour que, de l’extrême droite à l’extrême gauche, les dirigeants politiques se pressent à Bayeux et à Colombey, dans l’espoir de puiser, à la source du gaullisme, l’inspiration, un esprit de combat et des solutions aux difficultés de la France. À l’occasion du 51e anniversaire de la mort du général de Gaulle, à peu près tous les candidats à la prochaine élection présidentielle sont allés se recueillir sur la tombe du Général. Au point de provoquer des embouteillages dans ce petit village, au grand étonnement de la population locale.
Pourquoi le font-ils ? Pourquoi cherchent-ils parfois à parler en son nom ? Pourquoi pensent-ils avoir besoin de cette caution pour rassurer et convaincre les Français ? Espèrent-ils ainsi se hisser au niveau de l’homme décédé le 9 novembre 1970 dans sa résidence de la Boisserie à Colombey-les-Deux-Eglises et accréditer ainsi l’idée qu’ils sont dignes d’être ses héritiers ; qu’ils ont la même abnégation, le même souci de l’intérêt général, de l’intérêt supérieur de la Nation, de l’indépendance de la France ? Où pensent-ils tout simplement que, dans un pays chauffé à blanc par leurs exagérations, leurs outrances, leur dénigrement systématique, leur volonté de renverser la table, comme l’avait fait, en son temps, le général, trouveraient une justification, offriraient une garantie, une promesse pour l’avenir.
Vu de l’étranger, c’est un sujet de curiosité, d’inquiétude et parfois, d’ironie. Les Français ont la mémoire courte. Je ne suis pas le premier à en faire le constat ! Pierre Nora explique que « cette idolâtrie envers de Gaulle – en tant que symbole adaptable de la grandeur passée de la France et de l’obstination française – comble le vide laissé par l’effondrement de l’idéologie et des partis politiques ».
Vu de la France d’aujourd’hui, je ne sais dans quel esprit les Français, pourtant peuple le plus politisé du monde, paraît-il, observent ce pèlerinage, ces embouteillages, à l’aune des difficultés qu’ils rencontrent au quotidien ! Quelle résonance peut avoir dans la France profonde ces déplacements, ces discours sur ce que ferait le général de Gaulle aujourd’hui, ce que feraient Clemenceau, Mitterrand, ce que pensaient Maurras ou Bainville. Plagier, répéter des phrases prononcées il y a cinquante ou cent ans, hors de leur contexte historique, est non seulement anachronique, mais assez ridicule !
Pour illustrer le risque d’anachronisme, la cruauté du temps qui passe, la difficulté à comparer des époques, je prends trois exemples qui me viennent à l’esprit. Ils concernent les Institutions, l’Europe et le déficit budgétaire.
En 1958, les institutions de la IVe République étaient à bout de souffle, la guerre d’Algérie n’en finissait pas et les Français en avaient assez de l’instabilité gouvernementale, des combinaisons stériles des partis politiques et de la dégradation de l’État. Ils voulaient du changement. Le général de Gaulle, revenu au pouvoir, avait entendu le message et disait à ses proches : « Tout ce qui est à la tête de l’État et du pays doit être renouvelé. J’ai reçu mandat de le faire ». Selon lui, la priorité absolue était de réformer les institutions, de « fonder un État qui en soit un » et de faire approuver par les Français une nouvelle constitution. Le général de Gaulle voulait éviter les coalitions et les agissements des partis politiques. Il voulait, en particulier, empêcher le parti communiste de réunir une majorité. Le 8 janvier 1959, il nomma Michel Debré Premier ministre avec, notamment, pour mission de préparer une nouvelle constitution dans l’esprit du projet qu’il avait présenté aux Français, Place de la République, le 4 septembre 1958.
Le journal Le Monde ironisa « C’est une spécialité bien française que de s’interroger sans fin sur la nature de la République. » Le journaliste André Passeron, notamment : « Ce n’est pas le moindre paradoxe de ce peuple qui se dit cartésien, qui a l’âme notariale et qui veut tout réglementer et codifier, d’être incapable de dégager un consensus sur l’art de vivre en société organisée. »
C’est ce qui fut fait. La France se dota d’une Ve République, sur mesure pour le général de Gaulle ; une Ve République qui est à la fois un régime parlementaire, en ce sens que l’Assemblée nationale peut renverser un chef de gouvernement, et un système présidentiel depuis 1962, date de l’élection au suffrage universel du chef de l’État. Pierre Mendès France, s’opposa vivement à la Constitution du 4 octobre 1958. Il considérait que la Ve République revêtait « une dimension bonapartiste ». En 1962, dans son ouvrage La République Moderne, il expliqua pourquoi il était opposé à la Constitution de la Ve République qui, selon lui, n’était pas démocratique. « Choisir un homme, fût-il le meilleur, au lieu de choisir une politique, c’est abdiquer », disait-il. Il ne pouvait accepter l’article 16 de la Constitution de 1958, qui confiait des pouvoirs exceptionnels au président de la République en cas de crise majeure. Il a écrit dans La République moderne : « le président peut promulguer légalement la dictature ». L’article 34 de la Constitution de 1958 limite les domaines d’intervention du législateur alors que l’article 38 autorise le gouvernement à légiférer par voie d’ordonnance. De même, il n’admettait pas l’article 49 – 3 – selon lequel le gouvernement, en engageant sa responsabilité sur un projet de loi, peut le faire adopter sans même que l’Assemblée nationale ait eu à se prononcer sur le texte.
En quoi la Ve République est-elle peu démocratique ? Le président de la République dispose de pouvoirs exorbitants. Il peut dissoudre l’Assemblée nationale, remanier le gouvernement sans aucun contre-pouvoir et notamment sans l’avis du peuple qui n’est représenté qu’à l’Assemblée Nationale et au Sénat qui ne disposent que de pouvoirs très limités. Dans nos institutions, le peuple ne peut s’exprimer qu’à l’occasion des élections législatives et présidentielles, tous les cinq ans. Il y a donc bien une « abdication de la part du peuple » qui n’est plus acceptable à l’heure des réseaux sociaux et des chaînes d’information en continu. L’augmentation du taux d’abstention et la montée de l’extrême droite et de l’extrême gauche, constituent depuis longtemps déjà des alertes qui n’ont pas été entendues. Les citoyens, mieux informés, sinon mieux éduqués, veulent plus de pouvoirs.
Pierre Mendès France avait dénoncé et anticipé ce risque. Il préconisait un système parlementaire dans lequel la population pourrait participer au débat dans des conditions plus démocratiques. Dans son ouvrage, il proposait un régime politique qu’il appelait le « Gouvernement de Législature » ; un régime politique proche de celui en vigueur en Allemagne qui prépare une coalition de gouvernement représentative d’une large majorité de la population Il préconisait en particulier une égalité entre le législatif et l’exécutif (« Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête la pouvoir », écrivait Montesquieu). À ses yeux, confier trop de pouvoir à une seule personne, à une seule institution, était très risqué.
L’inquiétude et la modernité des propositions de Pierre Mendès France prennent aujourd’hui tout leur sens. Le risque qu’il percevait alors se réalise sous nos yeux. Il couvait depuis le rejet du projet de Constitution européenne en 2005. « Moi, Président, je modifierai la Constitution », Moi, Président, je ferai un référendum ». Sans exception, tous les candidats à l’élection présidentielle promettent une modification des institutions pour contrôler l’immigration, protéger la France et les Français ! Inscrire, comme le réclame Marine Le Pen, la « priorité nationale » dans la Constitution, autant dire, tirer un trait sur une grande partie du préambule de la Constitution de 1946 intégré à celle de 1958, qui garantit notamment le droit d’asile, serait, à coup sûr, mettre fin à la Ve République, et à la République. Qu’aurait pensé le Général d’une telle promesse ? Des modifications sont certainement nécessaires afin que la population, dans toutes ses composantes, se sente plus impliquée dans les décisions politiques du gouvernement. Mais, attention, la démocratie, ce n’est pas la loi de la majorité que réclament les démagogues. Il ne faut toucher à la Constitution, dit-on, que d’une main tremblante, en pensant, à la fois, au général de Gaulle et à Pierre Mendès-France et en regardant comment fonctionne le régime politique en Allemagne.
Le deuxième exemple concerne l’Europe.
Pierre Mendès France, à nouveau, raconte, dans un livre d’entretiens avec le journaliste Jean Bothorel intitulé « Choisir » (Stock 1974), une histoire qu’il qualifie lui-même d’assez extraordinaire. Elle concerne l’idée que le général de Gaulle se faisait de l’Europe et de son avenir, en 1944.
PMF était allé voir le général de Gaulle, à Alger, au début de l’année 1944. « Je suis donc allé voir de Gaulle pour connaître ses projets. À ma grande surprise, il ne fut pas du tout pris de court. Il avait visiblement réfléchi à tout cela depuis longtemps et il m’a servi un long discours de trois quarts d’heures sur l’Europe d’après-guerre. « D’abord, vos petites ambitions, la France, la Belgique, le Luxembourg, la Hollande, cela ne fait pas le poids. Il faut ajouter l’Italie, qui, bien sûr, sera débarrassée du régime mussolinien, et l’Espagne, débarrassée du franquisme. Il n’avait pas de paroles assez méprisantes pour Franco, pour Salazar et pour leurs dictatures. »
Puis, très vite, il en arriva à l’essentiel, c’est-à-dire, à l’Allemagne, ou plutôt « aux Allemagne ». Il n’y aura plus un Reich unifié, il sera découpé. On le mettra ainsi hors d’état de nuire, comme il l’a fait deux fois en une génération. » Et puis « on ne lui rendra jamais son arsenal : la Rhénanie, la Ruhr seront soumises à un statut nouveau, garant de l’avenir. Les réparations, on le sait, ne sont jamais payées en argent ; elles le seront en nature : nous ferons travailler les gens de la Ruhr et de la Rhénanie sous l’autorité des pays libérés, pendant une génération ou plus. C’est ainsi que s’effectuera la reconstruction des régions dévastées. Les ouvriers de la Ruhr travailleront douze heures par jour, ils en baveront et tant qu’il faudra… La Ruhr et la Rhénanie seront le bien commun des pays occidentaux libérés : ce sera un Reichsland, comme disaient les Allemands à propos de l’Alsace-Lorraine ; pour cimenter l’Europe libérée, c’est bien qu’elle ait quelque chose qui soit sa propriété collective. Pour la même raison, il y aura une armée commune. Oh, bien sûr, le pays, le seul, qui a et qui aura une véritable armée, c’est la France ; la Belgique, la Hollande, donneront quelques bataillons si ça leur fait plaisir. Quant à l’Espagne et à l’Italie, elles entreront dans l’association l’oreille basse et il n’est pas question qu’elles prétendent commander. Et puis nous apporterons notre stock d’or (le deuxième du monde à ce moment-là), notre Empire. Il n’y a pas de fédération sans État fédérateur et ce ne peut être que la France… On installera quelques organes communs, des assemblées etc. Mais l’autorité, le leadership, c’est la France. Et ainsi, on pourra tenir tête à l’Amérique et à la Russie ». Il disait naturellement : « la Russie ». L’Angleterre ne faisait pas partie de l’ensemble à constituer. »
PMF ajoute, en 1974 : Au fond, il est resté fidèle à cette vision, même si beaucoup d’événements n’ont pas pris la tournure prévue et si l’Allemagne est devenue la réalité massive et pesante que nous connaissons. Pour de Gaulle, il n’y avait pas d’Europe concevable autrement que sous une autorité française. Pour résister aux « Anglo-Saxons », que l’Europe se réunisse et qu’elle soit conduite par le pays le plus fort. L’Allemagne étant battue et divisée, ce serait la France. »
Le troisième exemple concerne le déficit budgétaire.
Le 16 juin 2011, Nicolas Sarkozy et Angela Merkel avaient proposé aux 17 pays membres de la zone euro d’inscrire dans leur Constitution l’obligation de revenir à l’équilibre budgétaire et de proscrire les déficits budgétaires. Ceux qui étaient opposés à cet engagement, soutenaient qu’une telle contrainte, inscrite dans la Constitution, aurait eu plus d’inconvénients que d’avantages. L’avenir leur a donné raison. Les États sont heureusement intervenus pour soutenir l’activité. Au fil des mois, on ne parla plus de la règle d’or. Il est évident, aujourd’hui, que si les gouvernements avaient été contraints, le système aurait eu encore plus de mal à se remettre de la crise de 2008 et de la crise sanitaire que nous connaissons.
Les circonstances changent, imposent des adaptations, du pragmatisme, des solutions nouvelles. Un peu de nuance et de prudence, un peu moins de bavardage, dans les propos tenus sur un certain nombre de sujets, ne ferait pas de mal. Honorer la mémoire des Grands Hommes est un devoir. Récupérer, manipuler, instrumentaliser l’histoire, pour ne pas dire faire les intéressants, comme le font certains, est indécent.
Ce dont la France a le plus grand besoin, c’est d’optimisme, d’esprit d’entreprise. Des embouteillages, c’est devant les instituts de recherche, devant l’Institut Pasteur, comme vient de le faire Kamala Harris, la vice-présidente des États-Unis, de passage à Paris, devant les « licornes », ces entreprises appelées à un grand avenir, les exploitations agricoles les plus innovantes et les plus performantes, les entreprises leaders dans leurs spécialités, qu’il devrait y en avoir.
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