« En l’an 2000, nous aurons la puissance industrielle des Etats-Unis. Comme de juste, la surprise nous plie en deux. Celui qui nous jette négligemment cette phrase, un haut fonctionnaire du ministère de l’industrie, n’est pas mécontent de son effet. Il est bien évident que son propos est saugrenu. Qui, aux Etats-Unis, oserait prédire le potentiel industriel américain en l’an 2000 ? Saugrenu ou non, tout ce qu’il révèle d’intentions, de visées lointaines…. »
En regardant, hier soir sur CNN, le très distingué président Hu Jintao répondre aux questions des journalistes devant le président Bush visiblement ébahi, pour ne pas dire admiratif et envieux, j’ai cherché dans ma bibliothèque le livre que deux journalistes français, Pierre et René Gosset, avaient écrit en 1956, il y a cinquante ans, au retour de leur voyage en Chine. Les propos du haut fonctionnaire faisaient sourire tant cet objectif pour l’an 2000 paraissait irréalisable.
Cinquante ans ont passé. Hu Jintao, au cours de sa visite à Washington, entend parlé des affaires du monde d’égal à égal avec le représentant des Etats-Unis. Selon le président chinois, la Chine et les Etats-Unis, deux Etats d’influence significative dans le monde, « partagent d’importants intérêts stratégiques communs dans de nombreux domaines, dont la coopération économique et le commerce, la sécurité, la santé publique, l’énergie et la protection de l’environnement et sur d’importants problèmes internationaux et régionaux ».
Le chemin parcouru depuis la proclamation, le 1er octobre 1949, de la République populaire de Chine par Mao Zedong et la réception de M.Hu à la Maison Blanche laisse pantois. Bush a très peu voyagé ; il connaît mal le monde et ne parle aucune langue étrangère. Hu Jintao connaît très bien ses dossiers mais il ne se livre jamais, ne connaît pas le reste du monde et a probablement les « mains liés » sur de nombreux choix politiques. Les rapports entre ces deux hommes et ces deux pays sont à la fois inquiétants et surréalistes.
Comment ne pas penser à la fameuse lettre que Victor Hugo a écrite au capitaine Butler le 25 novembre 1861, à la suite du saccage du Palais d’été par les troupes anglo-française le 6 octobre 1860. Je ne résiste pas au plaisir de la reproduire :
« Hauteville House, 25 novembre 1861.
Vous me demandez mon avis, monsieur, sur l’expédition de Chine. Vous trouvez cette expédition honorable et belle, et vous êtes assez bon pour attacher quelque prix à mon sentiment ; selon vous, l’expédition de Chine, faite sous le double pavillon de la reine Victoria et de l’empereur Napoléon, est une gloire à partager entre la France et l’Angleterre, et vous désirez savoir quelle est la quantité d’approbation que je crois pouvoir donner à cette victoire anglaise et française.
Puisque vous voulez connaître mon avis, le voici :
ll y avait, dans un coin du monde, une merveille du monde ; cette merveille s’appelait le Palais d’été. L’art a deux principes, l’Idée qui produit l’art européen, et la Chimère qui produit l’art oriental. Le Palais d’été était à l’art chimérique ce que le Parthénon est à l’art idéal. Tout ce que peut enfanter l’imagination d’un peuple presque extra-humain était là. Ce n’était pas, comme le Parthénon, une œuvre rare et unique ; c’était une sorte d’énorme modèle de la chimère, si la chimère peut avoir un modèle.
Imaginez on ne sait quelle construction inexprimable, quelque chose comme un édifice lunaire, et vous aurez le Palais d’été. Bâtissez un songe avec du marbre, du jade, du bronze, de la porcelaine, charpentez-le en bois de cèdre, couvrez-le de pierreries, drapez-le de soie, faites-le ici sanctuaire, là harem, là citadelle, mettez-y des dieux, mettez-y des monstres, vernissez-le, émaillez-le, dorez-le, fardez-le, faites construire par des architectes qui soient des poètes les mille et un rêves des mille et une nuits, ajoutez des jardins, des bassins, des jaillissements d’eau et d’écume, des cygnes, des ibis, des paons, supposez en un mot une sorte d’éblouissante caverne de la fantaisie humaine ayant une figure de temple et de palais, c’était là ce monument. Il avait fallu, pour le créer, le lent travail de deux générations. Cet édifice, qui avait l’énormité d’une ville, avait été bâti par les siècles, pour qui ? pour les peuples. Car ce que fait le temps appartient à l’homme. Les artistes, les poètes, les philosophes, connaissaient le Palais d’été ; Voltaire en parle. On disait : le Parthénon en Grèce, les Pyramides en Egypte, le Colisée à Rome, Notre-Dame à Paris, le Palais d’été en Orient. Si on ne le voyait pas, on le rêvait. C’était une sorte d’effrayant chef-d’œuvre inconnu entrevu au loin dans on ne sait quel crépuscule, comme une silhouette de la civilisation d’Asie sur l’horizon de la civilisation d’Europe.
Cette merveille a disparu.
Un jour, deux bandits sont entrés dans le Palais d’été. L’un a pillé, l’autre a incendié. La victoire peut être une voleuse, à ce qu’il paraît. Une dévastation en grand du Palais d’été s’est faite de compte à demi entre les deux vainqueurs. On voit mêlé à tout cela le nom d’Elgin, qui a la propriété fatale de rappeler le Parthénon. Ce qu’on avait fait au Parthénon, on l’a fait au Palais d’été, plus complètement et mieux, de manière à ne rien laisser. Tous les trésors de toutes nos cathédrales réunies n’égaleraient pas ce splendide et formidable musée de l’orient. Il n’y avait pas seulement là des chefs-d’œuvre d’art, il y avait un entassement d’orfèvreries. Grand exploit, bonne aubaine. L’un des deux vainqueurs a empli ses poches, ce que voyant, l’autre a empli ses coffres ; et l’on est revenu en Europe, bras dessus, bras dessous, en riant. Telle est l’histoire des deux bandits.
Nous, Européens, nous sommes les civilisés, et pour nous, les Chinois sont les barbares. Voila ce que la civilisation a fait à la barbarie.
Devant l’histoire, l’un des deux bandits s’appellera la France, l’autre s’appellera l’Angleterre. Mais je proteste, et je vous remercie de m’en donner l’occasion ; les crimes de ceux qui mènent ne sont pas la faute de ceux qui sont menés ; les gouvernements sont quelquefois des bandits, les peuples jamais.
L’empire français a empoché la moitié de cette victoire et il étale aujourd’hui avec une sorte de naïveté de propriétaire, le splendide bric-à-brac du Palais d’été.
J’espère qu’un jour viendra où la France, délivrée et nettoyée, renverra ce butin à la Chine spoliée.
En attendant, il y a un vol et deux voleurs, je le constate.
Telle est, monsieur, la quantité d’approbation que je donne à l’expédition de Chine. »
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