« Ce n’est qu’hier soir, alors que je marchais dans les rues trempées de Vallarca, que j’ai compris que naître dans cette famille avait été une erreur impardonnable. »
Ainsi commence Adria Ardèvol, le narrateur. Son père veut qu’il devienne un humaniste polyglotte et sa mère un virtuose du violon. Heureusement, il y a le shérif Carson et le chef Arapaho Aigle-Noir, toujours là dans les situations délicates, toujours prêts à donner un bon conseil à Adrià. Ils sont sa conscience. Les plus âgés comprendront !
«Confiteor» n’est pas un livre à lire dans le métro, debout, la main sur la barre. La lecture de cet ouvrage demande une certaine attention, un certain effort. L’auteur, le catalan Jaume Cabré, a un style qui, à ma connaissance, n’a pas d’équivalent. C’est ce qui en fait l’originalité. Il faut être attentif et suffisamment concentré pour suivre la pensée de Jaume Cabré. L’histoire qu’il raconte, je devrais dire les histoires, sont entrelacées, avec des retours en arrière assez déroutants que le lecteur trouve habituellement dans la production cinématographique postmoderne. Les digressions sont étonnantes, les réflexions souvent déconcertantes ; que dire des pensées du narrateur, si ce n’est qu’elles sont surprenantes.
« Confiteor » est une recherche de la vérité dans les « petits tas de secrets » d’une histoire familiale. Le narrateur, Adrià Ardèvol y Bosch, avant l’oubli, écrit à Sara, son « grand amour », pour lui raconter sa vie, lui expliquer un certain nombre d’événements qui ont déterminé son existence. Les souvenirs d’enfance, l’apprentissage de la musique, la connaissance de très nombreuses langues étrangères sont contés avec beaucoup de sensibilité et de talent. « Je n’ai jamais eu l’âge pour rien. Ou j’étais trop jeune ou je suis trop vieux », résume assez bien la pensée du narrateur. Le personnage de Bernat Plensa, l’ami d’Adrià, les portraits de femmes et les mystères de l’adolescence et l’amour, sont émouvants. C’est un roman d’amour et d’amitié.
Des faits enfouis, pour ne pas dire cachés, dans la mémoire familiale, sont explorés avec beaucoup d’humour. Un violon, une médaille et un morceau de tissu sont le fil conducteur de ce récit, plein de mystères, que l’on a du mal à suivre, mais que l’on ne peut quitter. A tout moment, sans avertissement, le lecteur est projeté dans un autre temps, un autre lieu, en passant de l’histoire de l’Europe, à l’Inquisition, au franquisme, au nazisme. Au cours de cette quête, le lecteur est entraîné dans les actions peu avouables du père du narrateur qui s’est constitué une collection d’objets d’art et de manuscrits.
Il n’est pas fréquent qu’un auteur transgresse pareillement les règles de la littérature et en invente de nouvelles. Jaume Cabré ne peut être comparé à aucun autre écrivain. Il faut souvent relire une phrase, quand ce n’est pas une page, pour comprendre où l’auteur veut entraîner son lecteur, mais ce n’est pas désagréable, c’est seulement fascinant. Pour que le journal « La Croix » et « Médiapart », une fois n’est pas coutume, recommande la lecture de cet ouvrage, c’est qu’il y a de bonnes raisons. Cela étant, je comprendrais que certains lecteurs, décontenancés, trouvent désagréable d’avoir à faire tant d’efforts pour suivre Jaume Cabré dans sa quête. D’autres, y trouveront un certain plaisir, le plaisir de la lecture et de la découverte.
Pour brosser un tel tableau et restituer le regard étonné qu’un enfant porte sur le monde des adultes, huit années ont été nécessaires à Jaume Cabré. Son livre est souvent drôle, sobre, jamais moraliste ou prétentieux. En un mot, c’est un chef d’œuvre. L’auteur fait confiance à son lecteur, à son intelligence, pour décoder les situations, faire travailler ses méninges, penser, tirer des conclusions que l’auteur n’impose jamais. Dans ce tsunami d’histoires et de personnages, Jaume Cabré tient le lecteur par la main, il ne le lâche jamais. Bravo l’artiste !
Extrait
« Ce n’est qu’hier soir, alors que je marchais dans les rues trempées de Vallarca, que j’ai compris que naître dans cette famille avait été une erreur impardonnable. Tout à coup, j’ai vu clairement que j’avais toujours été seul, que je n’avais jamais pu compter sur mes parents ni sur un Dieu à qui confier la recherche de solutions, même si, au fur et à mesure que je grandissais, j’avais pris l’habitude de faire assumer par des croyances imprécises et des lectures très variées le poids de ma pensée et la responsabilité de mes actes. Hier, mardi soir, en revenant de chez Dalmau, tout en recevant l’averse, je suis arrivé à la conclusion que cette charge m’incombe à moi seul. Et que mes succès et mes erreurs sont de ma responsabilité, de ma seule responsabilité. Il m’a fallu soixante ans pour voir ça. J’espère que tu me comprendras et que tu sauras voir que je me sens désemparé, seul, et que tu me manques absolument. Malgré la distance qui nous sépare, tu me sers d’exemple. Malgré la panique, je n’accepte plus de planche pour me maintenir à flot. Malgré certaines insinuations, je demeure sans croyances, sans prêtre, sans codes consensuels pour m’aplanir le terrain vers je ne sais où. Je me sens vieux et la dame à la faux m’invite à la suivre. Je vois qu’elle a bougé le fou noir et qu’elle m’invite, d’un geste courtois, à poursuivre la partie. Elle sait que je n’ai plus beaucoup de pions. Malgré tout, ce n’est pas encore le lendemain et je regarde quelle pièce je peux jouer. Je suis seul devant le papier, ma dernière chance.
(…) Dans ce genre tellement propice au mensonge que sont les Mémoires écrits pour un seul lecteur, je sais que je tendrai à toujours retomber sur mes quatre pattes ; je ferai un effort pour ne pas trop inventer ».
Confiteor, de Jaume Cabré, traduit du catalan par Edmond Raillard, Actes Sud, 784 p., 26 €.
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