Ce qui s’était passé le 21 avril 2002 aurait du être un avertissement. Ce ne fut qu’un « coup de tonnerre » que le parti socialiste s’empressa d’expliquer à sa façon. Le parti n’a pas analysé, comme il aurait dû le faire, ce qui venait de se passer pour en tirer des conclusions utiles. Ce ne fut pas le cas. Les succès aux élections intermédiaires masquèrent les réalités et n’incitèrent pas à la réflexion.
Le triomphe de Jacques Chirac, le 4 mai 2002, était l’occasion de constituer un gouvernement d’union nationale dont le pays avait le plus grand besoin, ne serait-ce que pour éviter, une nouvelle fois, des changements de politique dont la France souffre depuis trop longtemps. Jacques Chirac y pensa, mais ne retint pas cette option. Il avoue, dans le deuxième tome de ses « Mémoire » : « Je ne l’ai pas fait et ce fut probablement une erreur au regard de l’unité nationale dont j’étais le garant. »
Douze années après, il n’y a rien de surprenant à ce que le FN l’ait emporté nettement aux élections européennes du 25 mai ; les mêmes causes produisant les mêmes effets. La faute à qui, à l’Europe, bouc émissaire facile, aux partis de gouvernement ?
L’élargissement de l’Europe et le manque d’approfondissement de ses structures de gouvernance posent des problèmes. Tout le monde le dit, tout le monde le sait, c’est une évidence. Il ne faut cependant pas oublier ce qu’est l’Union européenne, ce qu’elle fait de bien. Ne « jetons pas le bébé avec l’eau du bain » ! L’Europe, je le rappelle, c’est 500 millions d’Européens qui représentent 7% de la population mondiale, c’est 25% de la production mondiale qui font de l’Europe le plus grand PIB du monde, c’est un quart des échanges mondiaux, c’est 50% des prestations de sécurité sociale distribuées dans le monde. C’est un modèle économique et social qui respecte l’homme comme nulle part ailleurs. C’est un compromis entre la liberté individuelle et l’intérêt général exceptionnel. Dans le classement de l’égalité sociale, les dix-huit premiers pays sont membres de l’Union européenne. Le rêve européen demeure très fort dans le reste du monde où aucune autre construction d’un espace politique supranational n’est aussi avancée. Le reste de la planète aspire au mode de vie des Européens.
Objet de tant de critiques et insuffisamment expliquée et défendue, il n’y a rien de surprenant à ce que l’Europe subisse un vent de protestation. Les mouvements extrémistes progressent à chaque consultation électorale au point de devenir puissants et capables de déstabiliser la construction européenne si les chefs d’Etat et de gouvernement ne prennent pas rapidement les décisions qui s’imposent. Dès le mardi 27 mai, ceux-ci ont décidé de redéfinir les priorités de l’Union pour répondre à la défiance exprimée. Ils ont ouvert quatre chantiers : croissance et emploi ; approfondissement de la zone euro ; énergie et climat ; diplomatie et défense commune. Rien de nouveau cependant, cette réflexion était programmée de longue date. Mais les dégâts causés par l’austérité et les dysfonctionnements de la construction européenne justifient une accélération du calendrier.
Les peuples constatent chaque jour que l’Europe, particulièrement la zone euro, à cause de ses erreurs de politique économique, qui transforment une crise de courte durée en une longue période de stagnation, est en passe de connaître une décennie perdue, comme avant elle, le Mexique et le Japon. Si cette période devait être trop longue, c’est, à la fin, le déclassement international assuré. Nous n’en sommes plus très loin avec des politiques exclusivement structurelles.
Choqué par la victoire de UKIP, le premier ministre britannique David Cameron, a résumé le cri de colère : L’Europe » est devenue trop grosse, trop autoritaire, trop intrusive « . Les interventions de l’Union doivent être limitées à » là où elles sont nécessaires « . Tous les chefs d’Etat et de gouvernement, réunis, ont surenchéri : Il faut » réorienter l’Europe « , » Voilà ce qui se passe quand l’Europe n’est pas admise ou pas comprise. Angela Merkel, pourtant moins concernée par le résultat des élections, n’a pu faire autrement que d’en ajouter une couche : » Pour » reconquérir les électeurs, il faut une politique de compétitivité, de croissance et d’emploi « .
Si les décisions tardent, ou ne sont pas jugées suffisantes, et si un minimum de démocratie n’est pas respecté lors de la désignation du nouveau président de la Commission, un affrontement entre le Parlement et le Conseil européen n’est pas à exclure. L’hypothèse Michel Barnier, dont les Français devraient se réjouir, en serait l’illustration.
Nos partenaires européens craignent par-dessus tout un retrait du Royaume-Uni et, en France, une déstabilisation de la politique française sous la pression des partisans d’une » politique des Français pour les Français avec les Français » qui signifieraient la fin de l’Europe telle que nous la connaissons. L’extrême droite, réactionnaire par nature, critique la mondialisation, l’immigration, à l’origine de tous les malheurs : chômage, insécurité, pauvreté. Elle propose un protectionnisme « intelligent », français, européen, seul capable, à ses yeux, de réduire les inégalités.
Il n’y a rien de surprenant à ce que les « oubliés » soient prêts à prendre le risque d’une augmentation du prix des produits importés et, rapidement, d’un appauvrissement généralisé. Désespérés, ils ont l’impression qu’ils n’ont plus rien à perdre, ce qui est évidemment faux. La régression, inévitable, ne toucherait pas que les « gagnants » de la mondialisation. Leur vote de désespoir traduit principalement la vacuité de la pensée des dirigeants politiques, incapables de proposer un avenir meilleur.
Face à la tentation de la » démondialisation » et du repli sur soi, que le FN n’est pas le seul parti à prôner, il n’y a plus rien. L’UMP est en décomposition et sans leadership pendant encore un certain temps. Qu’est devenue l’ « Union pour la Majorité Présidentielle », le parti « bonapartiste » de Jacques Chirac, créé en 2002 ? Le parti socialiste est au bord de l’explosion derrière un président de la République qui n’a plus la majorité de sa politique. Quant au Centre, handicapé, après le retrait de Jean-Louis Borloo, il est trop divisé pour participer à une coalition solide avec la gauche ou avec la droite, comme cela se pratique en Allemagne. Les partis, dits « de gouvernement », n’ont donc rien de sérieux et de crédible à opposer aux illusions et à la démagogie du FN. Depuis Maastricht, le fossé qui sépare fédéralistes et souverainistes traverse tous les partis de gouvernement à l’exception du Centre. Résultat, les principaux dirigeants ne se précipitent pas pour conduire les listes aux Européennes. Ils laissent leurs places à des « battus » aux dernières législatives et à des inconnus, permanents du parti, qui eurent à affronter les principaux dirigeants du FN. Cette attitude méprisante a été perçue comme une preuve supplémentaire de l’autisme dont font preuve les élites des grands partis à l’égard des citoyens qui se sentent « oubliés ». Des élites coupées du monde, qui ont perdu de vue l’intérêt général et le bien commun et qui ne pensent qu’à leur carrière et à durer.
L’Allemagne connaît la même » destruction créatrice » que les autres pays, les mêmes inégalités, les mêmes bouleversements que provoquent l’innovation et la globalisation de l’économie, mais elle n’a pas la mémoire courte. Le FN, qui n’a jamais été « aux affaires », qui n’a aucun comptes à rendre, aucune expérience gouvernementale, peut sans risque « faire du social », rassembler les « perdants » (jeunes, ouvriers, petits commerçants, patrons, fonctionnaires) qui souffrent et ceux qui dénoncent le » système « comme le faisait jadis le parti communiste avec le même succès.
Il n’y a plus de projet de société. Il y a un déficit de dirigeants politiques de grande valeur. La crédibilité de la parole publique a atteint le niveau zéro.
Comment, dans ces conditions, répondre à la crise de sens en Europe et au message envoyé par les électeurs dimanche dernier ? Il faut d’abord ne pas se tromper dans l’analyse. Ce vote est l’expression d’une peur face à une Europe incompréhensible et à un pays incapable d’apporter des solutions aux principaux problèmes quotidiens que rencontre une grande partie de la population.
Quel(s) homme(s) ou quelle(s) femme(s) seront capables, dans un proche avenir, de restaurer la confiance, de tenir un discours crédible sur l’avenir, la place de l’Europe dans le monde, de proposer les quelques mesures susceptibles de stimuler la croissance et, par voie de conséquence, le retour à l’emploi ? Il y a urgence, sinon, l’irrésistible montée des populismes en Europe réduira à néant soixante-quatre années d’efforts pour la construction de l’Union européenne.
Non, vraiment, ce début de siècle commence à nous taper sur les nerfs…
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