Le général de Gaulle, depuis son discours de Bayeux, le 16 juin 1946, et sans doute même avant, avait le souci de rendre improbable, sinon impossible, l’arrivée au pouvoir du parti communiste, le premier parti de France, ou d’une extrême droite nostalgique de l’ancien régime. Les années ont passé. Le Front national a pris la place du parti communiste. Il est, à son tour, le premier parti de France. Est-ce que le « plafond de verre », auquel Marine Le Pen se heurterait, existe réellement ? Est-ce que l’hostilité des deux tiers de l’électorat s’exprimera effectivement dans les urnes pour qu’elle ne puisse pas réunir, sur son nom, la majorité nécessaire à son accession au pouvoir ? Ce n’est pas certain dans cette folle et sale campagne qui se déroule sous nos yeux.
Les facteurs qui favorisent le parti de Marine Le Pen se sont accumulés : une crise sociale, des attentats terroristes, une immigration subie, une mauvaise gestion des réfugiés, la radicalisation d’une partie de la population de confession musulmane, l’impuissance des institutions européennes, la déchirure de la société française, la dénonciation du système, le rejet des élites, la victoire de Donald Trump et le Brexit, qui accréditent l’idée que la victoire des courants nationalistes dans les grandes démocraties est devenue possible. Certes, son slogan de campagne : « Au nom du peuple », ne rassemble dans la plupart des sondages que 25 % d’électeurs, mais la présence de Marine Le Pen au second tour ne fait plus guère de doute. Peut-elle gagner ? Les sondages affirment que non. Si François Fillon parvient à se qualifier pour le duel final, est-il assuré, après ce qui s’est passé, de rassembler sur son nom les électeurs du centre et de la gauche sans lesquels il ne peut gagner ? Ce n’est pas certain.
Si c’est Emmanuel Macron, l’autre favori des enquêtes d’opinion, qui parvient au second tour, est-il assuré, dans un débat pour ou contre le protectionnisme, pour ou contre la mondialisation, pour ou contre les institutions européennes, pour ou contre le système financier international, de rallier plus de 50 % de l’électorat au second tour ? Ce n’est pas aussi certain que les sondages l’affirment.
Le socialisme du nationalisme de Marine Le Pen a eu dans le passé des effets redoutables. Ses 144 engagements révèlent la nature populiste de son projet politique. Comme Donald Trump, qu’elle fait applaudir dans ses meetings, comme Nigel Farage, elle appelle à renforcer les frontières, à ériger des murs, à rediscuter les accords commerciaux, à renverser la table. Marine Le Pen propose, comme dans les années trente, une révolution nationale, un réarmement moral. Avec elle, et elle seule, « la France va rester la France ». Il y a les « Patriotes », ses électeurs, et les autres qui n’aimeraient plus la France. Elle vilipende les « élus » qui ont trahi le peuple français en signant « des traités qui aliènent la liberté de la nation, qui placent ses lois, sa justice et ses mœurs sous contrôle étranger ». L’Union européenne et l’ensemble des organisations supranationales, sont tenus pour responsables de cette évolution. Ils veulent « en finir avec les peuples, les frontières et les nations ». Marine Le Pen n’hésite pas à reprendre à son compte l’expression de la « France libre » pour tenter de faire croire qu’elle est l’héritière à la fois de Jeanne d’Arc et du général de Gaulle. La République gaullienne pourrait donc, selon elle, être sauvée par la candidate la plus gaullienne !
Son projet n’a aucun sens, mais il a un électorat composé de Français en colère, désabusés, de nationalistes, de populistes, de souverainistes, de nostalgiques du » c’était mieux avant « , de jeunes qui disent « n’avoir rien à perdre ». La sortie de l’Union européenne, depuis le référendum de 2005 et après le Brexit, ne décourage pas ses électeurs. La « préférence nationale » à l’emploi, aux aides sociales ou au logement correspond à une demande d’une partie de la population qui ne connaît pas son histoire ou qui est désespérée au point de tout accepter dans l’espoir d’améliorer sa condition (cf les années trente en Allemagne). Pour satisfaire cette demande, le FN emprunte à la gauche, ce qui est nouveau, des mesures sociales fortes telles que la retraite à 60 ans, prime au pouvoir d’achat, abrogation de la loi travail, défense des services publics ou maintien des 35 heures.
Emmanuel Macron est, comme l’était Raymond Barre, « libéral, social et européen ». La tentation, qui n’est pas nouvelle, mais n’avait jamais pu aboutir, de privilégier des majorités d’idées, par opposition aux majorités partisanes dont les Français semblent avoir épuisé les joies, semble devenue à la mode en raison du besoin de renouvellement. Jean Lecanuet, Alain Poher, Jean-Jacques Servan-Schreiber, Edgar Faure, François Bayrou, n’avaient pas réussi à imposer cette idée. Seul Valéry Giscard d’Estaing, qui voulait rassembler « deux Français sur trois », a réussi à se faire élire sur cette idée en 1974, mais pour un seul mandat. Aujourd’hui, face aux solutions aventureuses, il y a sans doute une majorité au centre, entre Macron et Juppé, sur des idées libérales, sociales et européennes. La nature de son rassemblement est également originale. Anti parti, participation payante aux meetings, large ouverture sans exclusive, le style de l’homme et de son mouvement « En Marche ! » surprend, mais intéresse parce qu’il répond, lui aussi, au besoin de renouvellement constaté. La société française est divisée sur l’évolution du monde. Pour certains, notamment les jeunes, la mutation en cours, notamment provoqué par l’essor du numérique et la mondialisation, est comparable à ce que nous avons vécu lors de la Renaissance. C’est une transformation profonde qui bouscule les habitudes de pensée des intellectuels, dont beaucoup soutiennent en chœur que » c’était mieux avant « .
Dans « La Cause du peuple », Patrick Buisson, l’ancien conseiller de Nicolas Sarkozy écrit que « le pire pour la droite, en 2017 » serait, « non pas de perdre », mais « d’être une nouvelle fois cocue ». Il a, par la suite, confirmé cette prédiction dans l’hebdomadaire Valeurs actuelles. Henri Guaino, un autre conseiller de Nicolas Sarkozy, est, dans un autre style, aussi catégorique : « Fillon ne pourra pas appliquer ses réformes ».
François Fillon n’a que faire des critiques. Sa détermination croît avec les difficultés. « Quand j’ai commencé ma campagne il y a trois ans, j’étais seul », dit-il. « Avec mon projet, en deux ans, on peut redresser le pays, en cinq, diviser le chômage par deux, et dans dix ans, redevenir la première puissance européenne. » Porté par son obligation d’optimisme, sa victoire à la Primaire de droite et du centre, et par le rassemblement du Trocadéro, il sent une vague qui se lève. C’est beaucoup dire, mais il a encore un peu de temps devant lui. Les sondages ne progressent favorablement ni sur sa personne, ni sur son programme. Les Français se disent en effet défavorables à l’abrogation de l’ISF et contre la suppression des 35 heures. Quant à la retraite à 65 ans, trois quarts des actifs y sont hostiles. Le corps électoral de la primaire de la droite et du centre, assez âgé, intégrée culturellement et économiquement, majoritairement catholique, n’était pas représentatif du peuple français. Il est convaincu qu’il est capable de contre dire « tous les scénarios écrits d’avance ». C’est possible, mais si, avec son programme de rupture, François Fillon ne parvient pas à « siphonner une partie de l’électorat de Marine Le Pen », il aura beaucoup de mal à se qualifier pour le second tour.
Les Français, anxieux, sont très conscients de l’état dans lequel est le pays. Christophe Guilluy, géographe, dans son dernier ouvrage : « Le Crépuscule de la France d’en haut », décrit parfaitement la situation que les politiques ont trop longtemps négligée. « Chassées des grandes villes par la hausse des loyers et des banlieues par la présence massive d’immigrés, les classes populaires se sont réfugiées dans la France périphérique, entendue comme l’addition de l’espace périurbain et des petites villes ». Ce constat met en évidence le fossé qui sépare une France des métropoles – où se créent les richesses et où « se concentre une nouvelle bourgeoisie qui capte l’essentiel des bienfaits du modèle mondialisé » – et une France périphérique des catégories populaires – celle des villes petites et moyennes et des territoires ruraux. Dans cet essai, se trouve une grande partie de l’explication du succès du Front national.
Dans ce monde qui est entré dans une » ère des insurrections électorales « , selon le mot de l’ancien ministre des affaires étrangères Hubert Védrine, il est possible que la Constitution de la Ve République ne soit plus adaptée, ne puisse pas répondre au malaise que ressentent les Français, mais pas seulement eux, au discrédit du politique, au cynisme ambiant, aux ambitions personnelles, aux petits calculs électoraux, aux paroles non respectées d’un personnel politique qui donne le sentiment d’être coupé des réalités. Nos institutions peuvent-elles répondre à la grave crise de confiance actuelle. Peut-être, avec un profond renouvellement du personnel politique, mais ce n’est pas certain. Le contrat social est sans doute à repenser pour répondre à une certaine forme d’insécurité que ressentent de trop nombreux Français qui ont le sentiment d’être déclassés et laissés à leur triste sort.
Pour d’autres raisons, nous sommes dans la même situation qu’au printemps de 1958. Les institutions sont la cause du malaise. La Constitution de la IVe République avait créé l’instabilité gouvernementale. La Constitution de la Ve République a éloigné le pouvoir exécutif des réalités et bloqué le pays.
Sous la Ve République, les pouvoirs du président sont très importants, mais ils dépendent d’une majorité à l’Assemblée nationale. Si cette majorité lui fait défaut, c’est le gouvernement issu d’une autre majorité qui dirigera le pays. En 2017, ce cas de figure pourrait bien se réaliser. En effet, au second tour des législatives, plus de deux candidats peuvent se maintenir ; de nombreuses triangulaires sont probables qui pourraient faire que cette élection soit la plus importante pour l’avenir du pays.
Faudra-t-il changer les institutions en cas de crise de régime qui mettrait fin à la République gaullienne ? Nous n’en sommes pas là, mais il devient urgent de se poser la question.
À suivre…
Le discours de Bayeux le 16 juin 1946
http://www.charles-de-gaulle.org/pages/espace-pedagogique/le-point-sur/les-textes-a-connaitre/discours-de-bayeux-16-juin-1946.php
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