Les mots employés pour qualifier la situation en Afghanistan, sont forts : « déroute de l’Occident », « fiasco », « sentiment d’abandon, « débâcle », « Cynisme », forfaiture, « lâchage », « trahison », « Anschluss afghan », « échec cuisant pour tout l’Occident », « débandade », « honte », « naïveté », « très grave échec », « « plus grosse débâcle de l’Otan depuis sa création » », « retrait “chaotique” des forces américaines d’Afghanistan ».
Il faut dire que les images de panique qui illustraient l’évacuation de l’ambassade des États-Unis à Kaboul rappelaient malheureusement le retrait américain de Saïgon à la fin de la guerre du Vietnam. Celles de personnes s’accrochant à un C 17 américain en train de décoller, vont durablement affecter l’image des États-Unis. Elles ont, en temps réel, fait le tour du monde.
Une nouvelle fois, les Américains, et leurs alliés, ont été contraints à la retraite par une armée déterminée, rompue aux méthodes de la guérilla. Il n’est sans doute pas exagéré de qualifier cet événement de « premier grand revers géopolitique des États-Unis au XXIe siècle ».
Le Los Angeles Times rappelle que « Joe Biden n’est pas le seul responsable du chaos actuel ». Trois présidents ont engagé des forces dans cette guerre qui a coûté aux États-Unis 2 600 milliards de dollars et la vie à plus de 2 400 militaires. Joe Biden n’a fait qu’appliquer l’agenda de son prédécesseur qui, avec ses commentaires, ne fait qu’aggraver son cas. M. Trump avait invité les talibans à Camp David à quelques jours du 11 septembre 2019. Selon le New York Times, les Américains auraient essayé d’obtenir un délai des talibans. « Un haut responsable américain a déclaré que Zalmay Khalilzad, le négociateur américain en chef avec les talibans dans les pourparlers de paix à Doha, au Qatar, avait demandé au groupe extrémiste de ne pas entrer à Kaboul tant que les États-Unis n’auraient pas terminé d’évacuer. (…) On ne savait pas à quelle vitesse les évacuations pourraient être effectuées ou si cela était même possible », Le 29 février 2020, Trump avait signé avec les talibans, un accord « pour la paix en Afghanistan » qui prévoyait un retrait total des troupes avant fin mai 2021. Dès lors, la victoire des talibans était inéluctable. Trump avait, ensuite, réduit les effectifs américains plus rapidement que prévu. Lorsque Joe Biden est entré en fonction, les États-Unis n’avaient plus que 2 500 soldats en Afghanistan.
Il faut dire que les Américains sont plutôt favorables au retrait des troupes d’Afghanistan. Il pourrait cependant en être autrement si des talibans terrorisent des femmes dans les rues, interdisent aux jeunes filles d’aller à l’école et s’il apparaissait prochainement que des attentats trouvent leur origine en Afghanistan.
Joe Biden aurait-il dû revenir sur les décisions prises par son prédécesseur, dans ce domaine ? Aurait-il dû renégocier ? Sans doute, si l’on prend en compte l’expertise de ses conseillers militaires, le général Frank McKenzie, commandant des forces américaines au Moyen-Orient, le général Austin Scott Miller, qui a dirigé les forces de l’OTAN en Afghanistan, et le général Mark Milley, chef d’État-Major des armées, qui recommandaient le maintien de 2 500 soldats américains en Afghanistan. Joe Biden n’a pas eu le courage d’interrompre cet engrenage. La première décision importante de Joe Biden, en qualité de commandant en chef, n’aura donc pas été heureuse au regard de l’histoire. Le sénateur républicain de l’Utah, Mitt Romney, son allié, n’a pas manqué de lui faire remarquer en qualifiant le retrait de « désastreux”. Il aurait même déclaré que “la décision d’accorder une plus grande priorité à une promesse politique qu’à la vie d’hommes, de femmes et d’enfants innocents est une tache sur la réputation de l’Amérique et sape notre crédibilité dans le monde”. On peut difficilement être plus sévère !
Le président américain s’est trompé. « L’hypothèse que les talibans s’emparent de l’ensemble du pays est hautement improbable », avait malheureusement dit Joe Biden, le 8 juillet 2021 !
Le Washington Post a la cruauté de rappeler qu’au début de l’année 2020, Joe Biden, quand CBS lui avait demandé si les États-Unis auraient une responsabilité envers les femmes et les filles afghanes si les talibans prenaient le contrôle du pays, avait répondu non. « Est-ce que je suis responsable ? Zéro responsabilité », avait-il ajouté. « L’idée que nous puissions utiliser nos forces armées pour résoudre tous les problèmes internes qui existent dans le monde n’est tout simplement pas dans nos capacités », avait-il poursuivi, expliquant qu’il pouvait citer une dizaine de pays où les femmes et leurs enfants sont persécutés. « La question est de savoir si l’intérêt vital de l’Amérique ou si l’intérêt de l’un de nos alliés est en jeu. »
À sa décharge, il apparaît clairement que les services de renseignement américains ont, une nouvelle fois, étaient défaillants. Une nouvelle fois, car ce fut le cas dans les semaines qui ont précédé le 11 septembre 2001. La rapide dégradation de la situation à Kaboul était-elle prévisible ? Le renseignement américain a-t-il sous-estimé la capacité offensive des talibans et l’effondrement de l’armée afghane ? Fin juin, la capacité de résistance du gouvernement de Kaboul était estimée à un an environ et il était admis que le gouvernement d’Ashraf Ghani pourrait tenir deux ans après le retrait des forces américaines. Les analystes des divers services de renseignement américains ont été trop optimistes. Personne, apparemment, n’avait prévu que le régime s’effondrerait avant même le départ des forces américaines. Leur expertise a volé en éclat quand ils se sont rendu compte que la stratégie des talibans donnait des résultats. Ils tenaient efficacement les postes frontières et commencé à prendre une par une les capitales régionales.
Telle est aujourd’hui la situation. De là à dire que les néotalibans sont plus forts que les néoconservateurs, il n’y a qu’un pas que certains n’hésitent pas à franchir.
Au cours des vingt dernières années, les États-Unis ont versé des milliers de milliards de dollars à l’Afghanistan. Pour quel résultat ? Certainement pas pour chasser les talibans. Il faut se faire à l’idée, disait Raymond Aron, qu’il y a des problèmes qui n’ont pas de solutions. L’Afghanistan, par sa géographie et son histoire, occupe une place particulière entre l’Asie centrale et l’Asie du Sud. La diversité des groupes ethniques est un obstacle à la constitution d’une nation et d’un État capable d’exercer le pouvoir sur l’ensemble du pays. De ce fait, l’Afghanistan a souvent été agressé, au cours de son histoire, par le Royaume-Uni, l’Union soviétique, la Russie, les États-Unis, l’Iran, l’Arabie saoudite, l’Inde et le Pakistan, sans jamais perdre ses particularités. En 1979, les Soviétiques pensaient qu’ils pourraient installer à Kaboul un régime stable et proche de leur idéologie politique. Illusion, douce illusion !
Pour l’heure, la priorité, pour les États-Unis, est d’évacuer les quelque 10 000 Américains et leurs alliés afghans. Que vont devenir les jeunes afghans qui ont fondé tant d’espoir dans le progrès, la modernité et la démocratie, si l’Amérique les laisser tomber ? La vie quotidienne des Afghanes, notamment, va, très certainement, être rapidement bouleversée.
Tous les États, surtout les plus proches, sont inquiets. Le journal Saoudien Asharq Al-Awsat s’interroge : “Le danger n’est pas seulement que les talibans accueillent Al-Qaida ou d’autres organisations du même genre. Le danger est surtout qu’on crée une version sunnite du régime iranien khomeyniste. Le président des talibans se veut un ‘commandeur des croyants’ au même titre que le guide suprême iranien.”
Après une réunion extraordinaire des ministres européens des affaires étrangères, le chef de la diplomatie de l’Union européenne, Josep Borrell, a déclaré que l’Afghanistan se trouvait « à la croisée des chemins » et que « le bien-être de ses citoyens, tout comme la sécurité internationale, était en jeu ». Ce ne sont que de belles paroles.
Dans l’ensemble, la presse est sévère. Voici quelques extraits :
Bernard Bajolet, ancien ambassadeur de France à Kaboul et ancien directeur général de la Sécurité extérieure (DGSE) répond aux questions de Laurent Valdiguié dans « Marianne », sans détour.
Extrait
Laurent Valdiguié : Vous êtes un des meilleurs experts du monde arabo-musulman. Que vous inspire la situation en Afghanistan aujourd’hui ?
Bernard Bajolet : Un sentiment de grand fiasco. Le mot est faible. Je pense à nos morts. En treize ans, nous avons eu là-bas quatre-vingt-dix morts français. J’ai personnellement assisté à la levée de 54 corps de nos soldats, tombés en terre afghane.
Qu’allons-nous dire aux familles ? Pourquoi sont-ils morts là-bas ? Nous avions signé un traité d’amitié et de coopération avec l’Afghanistan, signé par le président Sarkozy, ratifié par le président Hollande. J’éprouve devant ce qui se déroule sous nos yeux aujourd’hui un sentiment d’abandon. C’est pour moi le triste spectacle d’une débâcle. Les conséquences géopolitiques de ce qui se passe sont incalculables.
Quelles conséquences peut-on déjà esquisser ?
Avant tout la marque du déclin américain et de sa capacité à être le gendarme du monde. C’est fini. L’autre enseignement qui, à mon avis, saute aux yeux, c’est que l’Otan ne signifie plus rien. Après la Syrie, aujourd’hui l’Afghanistan, si les Européens n’ont pas compris, c’est qu’ils ne veulent pas comprendre. L’Otan est mort…
Avez-vous été surpris par la vitesse de progression des talibans ? Cette surprise est-elle une faillite des services de renseignement occidentaux ?
Nous avons tous été surpris par la rapidité de leur progression, c’est certain, même si l’issue ne faisait aucun doute. La fuite d’Ashraf Ghani a évidemment précipité les choses dans les dernières heures. La seule chose dont on peut se féliciter à ce stade est que la prise de Kaboul s’est faite sans effusion de sang. Mais on ne sait pas ce que l’avenir réserve. Pour l’heure, les talibans se veulent rassurants. Mais peut-on leur faire confiance ? L’aéroport de Kaboul devrait encore rester sous contrôle américain pour une brève période.
« Sans les États-Unis, cette armée de papier n’était rien. »
Comment expliquez-vous que l’armée afghane se soit effondrée aussi vite comme un simple château de cartes ?
J’ai toujours eu des doutes sur la solidité de l’armée afghane. Je me souviens d’une anecdote : j’avais demandé un jour au président afghan Hamid Karzaï (2001-2014) pourquoi il ne se rendait jamais à la moindre cérémonie d’hommage aux soldats de son armée tués en opération, pourquoi il ne passait jamais ses troupes en revue. Il m’avait fait cette réponse : « mais parce que ce n’est pas notre armée, ce sont des supplétifs des Américains ». Cela disait tout. Sans les États-Unis, cette armée de papier n’était rien. Ce que je sais, et cela vous donne une autre dimension du fiasco actuel, c’est le coût pour les Américains de la formation de cette armée afghane : un milliard de dollars par mois. Je dis bien par mois ! Tout cela pour dire, qu’on savait bien, tôt ou tard, qu’il faudrait bien traiter avec les talibans.
Les talibans d’aujourd’hui ont-ils changé par rapport aux talibans d’il y a 20 ans ?
L’avenir seul le dira. Quand j’étais en poste à Kaboul, j’ai toujours préconisé un dialogue avec eux. Nous avions eu trois réunions, près de Chantilly, avec l’ensemble des composantes de la politique afghane, dont les talibans et plusieurs de leurs chefs importants sont venus à la troisième conférence. Mais Hamid Karzaï a mis fin à ces discussions. Aujourd’hui, c’est un fait, il y a un gouvernement taliban à Kaboul ! Il me paraît plus important que jamais d’avoir des relations avec eux. La diplomatie offre toute une palette de formules qui permettraient de maintenir un dialogue sans pour autant cautionner un régime.
Faut-il maintenir une ambassade à Kaboul ?
Bien entendu qu’il faut maintenir une présence sur place ! Évidemment que la France devrait rester à Kaboul ! La Chine reste. La Russie reste. La Turquie reste. Ce sont des attitudes dignes. La fuite n’est pas une posture dans laquelle je reconnais mon pays. Lorsque les Khmers Rouges, qui n’étaient pas plus tendres que les talibans, ont pris Phnom Penh, en avril 1975, l’ambassade de France n’a pas fermé. Une petite équipe diplomatique était restée sur place. Et puis comment aiderons-nous ceux de nos compatriotes qui seraient restés, les personnalités afghanes amies qui seraient en danger, si nous n’avons plus personne sur place ? Comment nous assurerons-nous que les nouvelles autorités respecteront leurs engagements de ne pas autoriser la préparation d’attentats depuis le sol afghan ?
Dans Le Point du 18 août, BHL se déchaîne dans son Bloc-Notes.
Extrait du bilan qu’il dresse.
- Les loups sont entrés dans les villes. Ils donnent la chasse aux républicains. Ils remettent dans leurs prisons de tissu les femmes qui, innombrables, avaient pris goût à l’égalité. La charia est proclamée. Les listes de proscription s’affichent, comme pour un hallali, à l’entrée des quartiers. Et les scènes de lapidation filmées, depuis quelques mois, dans les villages reculés du pays vont se produire au cœur d’Hérat, Kandahar, Mazar-e Charif, Kaboul, ces villes de haute civilisation où le peuple des Cavaliers avait embrassé le rêve démocratique. Agonie d’un peuple. Triomphe d’une barbarie que nous avions, il y a vingt ans, écrasée sans difficulté et dont les légions de mauvais soldats à motocyclette ne sont pas plus redoutables, aujourd’hui, qu’elles ne l’étaient alors. Pire qu’un crime, une faute. Et, mieux qu’une faute, une tache – sur le mandat de Joe Biden mais, au-delà, sur la conscience contemporaine.
- La parole des États-Unis, déjà démonétisée par le lâchage des Kurdes, ne vaut soudain plus rien. Imaginons un Ukrainien. Un Arménien. Bien sûr un Taïwanais ou un Coréen. Pour ne rien dire d’un Balte, d’un Polonais, d’un Tchèque, bref, d’un Européen qui vivait, depuis la génération des pères, dans la conviction que les vieux traités le protégeaient. Que doivent-ils penser, tous, de ce Saïgon auto-infligé ? de ce suicide géopolitique ? Comment ne pas songer à la trahison et au massacre, racontés par Flaubert, des alliés puniques de Carthage ? Et, face à cette débandade d’une diplomatie qui, à quelques jours de l’anniversaire du 11 Septembre, a fait l’inexplicable choix de laisser se créer un nid de vipères pour Al-Qaïda et apparentés, face à cet abandon, en direct et au ralenti, d’un peuple qui, comme les Kurdes, faisait rempart contre l’islamisme, comment ne pas se dire que, si l’idée venait à un Poutine, un Erdogan, un Xi Jinping, de remplir ne serait-ce qu’une parcelle du vide créé par le retrait américain, il ne se trouverait personne pour s’y opposer ? Vertige. Anschluss afghan. Munich sur tous les fronts. C’est terrifiant.
- Reste le Panchir. Reste un jeune homme, Ahmad Massoud, fils du légendaire commandant Massoud, qui a réussi, après la prise de Kaboul, à échapper aux tueurs lancés à ses trousses et s’est retranché dans son bastion du Panchir. Nous sommes, m’écrit-il, ce lundi 16 août, dans la situation de l’Europe en 1940. La débâcle est totale. L’esprit de collaboration est partout. Mais, en dépit des revers et même de la catastrophe, nous n’avons pas tout perdu et j’entends, avec mes moudjahidines, reprendre le combat. Ce sont les mots des républicains espagnols de 1936. Ceux du président Benes en 1939 et, en 1992, à Sarajevo, d’Alija Izetbegovic. C’est, presque mot pour mot, l’adresse du général de Gaulle aux Français vaincus de juin 1940 et exhortés à continuer la guerre. Sauf que les Afghans, précise-t-il, ont été trahis. Ils se sont rendus. Mais ils n’ont pas été vaincus. Car ils n’ont, en réalité, pas même livré bataille ! Je connais ce jeune homme. Comme jadis son père, je l’ai longuement filmé dans ces montagnes où, depuis un an, il se préparait au pire. Je lui fais confiance. Et la France du président Macron qui le reçut, le 26 mars dernier, à l’Élysée, a un vrai rôle à jouer dans le nouveau Grand Jeu dont il sera une pièce maîtresse…
BHL a raison. Les talibans ont gagné la confrontation militaire. Gagner la guerre contre les coeurs, la culture, l’intelligence, l’humanisme, les droits humains, c’est une autre affaire !
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