Jusqu’à maintenant, les 27 sont unis et parlent d’une seule voix sur la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne.
Le 18 mars 1972, Georges Pompidou avait rendu visite à Edward Heath aux Chequers. Les deux hommes partageaient la même analyse de la situation internationale. Ils constataient que les Américains raisonnaient toujours en fonction de leurs seuls intérêts. En confidence, le chef d’État français avait révélé au Premier ministre britannique que Richard Nixon venait de lui écrire, au sujet du système monétaire international qui préoccupait le monde entier, cette phrase étrange : « Je fais ce qu’il faut pour que l’économie américaine prospère et cela devrait suffire à tout le monde. » Georges Pompidou espérait que, pour résister à cette hégémonie américaine, les Européens seraient capables de définir une attitude commune. Pour bien se faire comprendre, il cita La Fontaine : « Les souris s’étaient réunies pour décider d’attacher un grelot au cou du chat. Elles étaient unanimement d’accord, mais quand le chat parait, elles fuient et le chat continue à les prendre à sa guise ». Le chef d’État français espérait que la fable ne s’appliquerait pas à la situation.
47 années ont passé. Mutatis mutandis ou ironie de l’histoire, l’Europe unie est à nouveau face à son destin.
Depuis 2016, avant même le référendum du mois de juin, les dirigeants du Royaume Uni n’ont qu’un but, qu’une stratégie : Diviser les 27 en jouant sur la peur d’un « no deal » pour obtenir des avantages supplémentaires. Menacer d’un « no deal » matin, midi et soir, est une grossière manœuvre tactique, mais qui fait peur. Les pourparlers, les tentatives britanniques de reprendre le dialogue avec l’Union européenne, portent sur le « backstop irlandais », le « filet de sécurité » qui figure dans l’accord passé avec Theresa May en novembre 2018. La bande à BoJo demande son abolition en préalable à toute reprise des négociations. Les 27 ne peuvent, et ne veulent, pas accorder à Boris Johnson ce qu’ils ont refusé à Theresa May. Le bras de fer est engagé. Qui va céder avant le 31 octobre à minuit ?
Dans un article, en date du 1er février 2019, j’ai recommandé, pour tenter de comprendre le comportement des dirigeants politiques du Royaume Uni, la lecture, ou la relecture, de « Saint Germain ou la Négociation », l’excellent roman de Francis Walder qui, en 1958, avait reçu le Prix Goncourt.
Dans cet article, je rappelais que « négocier n’est pas seulement un métier : c’est un art. Le négociateur, presque toujours dans l’ambiguïté, s’accommode de la vérité, joue avec le mensonge, quand ce n’est pas du double jeu. Joueur, il doit être capable de tout remettre en cause pour pousser son partenaire à la faute. Le négociateur doit être patient, avoir beaucoup de sang-froid, et, même s’il n’a d’autorité que celle qu’il se donne, être capable d’en user et en abuser. Comme aux échecs, la partie n’est jamais jouée d’avance. Le négociateur observe son interlocuteur. Il doit gagner sa confiance, construire une sympathie sans jamais le sous-estimer. Il est sans doute aussi redoutable que lui. Il doit, comme Winston Churchill, être capable de mobiliser les mots pour gagner une bataille. »
La négociation est un art que les Anglais pratiquent excellemment. Nous avons eu les maladresses et les larmes de Thérésa May qui a longtemps espéré que la crainte du « no deal » finirait par contraindre l’UE à accepter de revenir sur le « backstop » pour éviter le retour d’une frontière physique entre les deux Irlande, ce que le « filet de sécurité » est destiné à éviter. Nous avons maintenant les menaces de Boris Johnson.
Theresa May a joué la montre pour contraindre les 27 à des concessions avant le 29 mars. Les députés britanniques exigeaient que Theresa May renégocie le « backstop » irlandais. Pourquoi ? Le Brexit aurait immédiatement pour conséquence la réouverture de postes frontière sur les 500 km qui séparent les deux Irlande, le rétablissement des contrôles douaniers et la fin de la libre circulation des biens et des marchandises. Impensable, incompatible avec l’accord qui a mis un terme, en 1998, à trente ans de conflits entre nationalistes catholiques et unionistes protestants en Irlande du Nord.
Les 27, pourtant divisés, ont tenu bon, tiennent bon. Aucune erreur n’a été commise. Michel Barnier, le négociateur de l’Union, a soigneusement et rigoureusement appliqué les traités, l’UE a été solidaire de l’Irlande. Theresa May a fini par démissionner, un peu honteuse. Mais les Britanniques ont plus d’un tour dans leur sac. Les Anglais seront toujours des Anglais !
Retour en arrière sur cette histoire très anglaise !
David Cameron, il y a déjà trois ans, avait pris un risque insensé. Quarante-trois ans après leur adhésion au projet européen, les Britanniques ont décidé par voie de référendum, de mettre fin à leur participation à l’Union Européenne. Après avoir obtenu des concessions exorbitantes, M. Cameron avait dit tout le mal qu’il pensait de cette Europe. C’était sa façon à lui de faire campagne pour le maintien du Royaume Uni dans l’Union européenne. La perfidie, mot souvent employé dès que les relations se tendent entre nos deux pays, avait pris tout son sens. Fondamentalement eurosceptique, méprisant même, à chaque fois qu’il s’exprimait sur l’Europe, David Cameron ne pouvait pas être un avocat convaincant du projet européen.
Boris Johnson, l’ancien maire de Londres, qui n’avait pas de mots assez durs quand il parlait de l’Europe, comparant les pratiques de la Commission au nazisme, a obtenu ce qu’il voulait : être Premier ministre. Il a obtenu le feu vert pour tenter de faire ce que Theresa May n’a pas réussi à faire : Diviser l’Europe, la faire céder.
Avec Bojo, son surnom, il va falloir jouer serré, c’est un coriace ! « Ne laissez jamais les faits vous priver d’une bonne histoire » avait-il dit à Jean Quatremer, l’excellent journaliste de Libé. Les pitreries de Boris Johnson cachent une grande intelligence et une non moins grande ambition. Le chantage, qu’il pratique, est une arme redoutable. Menacer d’un « no deal », si l’UE ne cède pas, est risqué, mais habile, tant les intérêts des États membres de l’UE sont différents. Agiter la menace d’élections anticipées qui ajouteraient de l’incertitude, est de bonne guerre. Mais c’est un jeu dangereux. Le « no deal » peut être bloqué par le Parlement qui l’a toujours refusé. L’UE peut encore aménager les modalités d’application du filet de sécurité irlandais, sans céder sur l’essentiel. L’UE est tout au plus disposée à discuter à nouveau de la « déclaration préalable » qui porte sur les relations futures entre l’Union européenne et le Royaume-Uni. Le « no deal » est possible, mais il n’est pas certain. Personnellement, je n’y crois pas. Je pense que le Royaume Uni veut un accord.
Ce n’est pas être exagérément pessimiste de craindre, en pleine guerre commerciale et peut-être de guerre des monnaies, les conséquences d’une hausse brutale des tarifs douaniers, une désorganisation des échanges. Bref, la pagaille ! Le FMI chiffre un « no deal » à quatre points de PIB pour le Royaume-Uni et à un demi-point pour l’UE. Le risque de récession, qui existe déjà en Allemagne, deviendrait sérieux. La Banque d’Angleterre, ajouterait au désordre en faisant de la dévaluation compétitive. La livre sterling a déjà baissé de près de 20 % par rapport à l’euro depuis le référendum de 2016. Pour attirer des investisseurs et compenser les conséquences de la sortie du marché européen, les Britanniques se lanceraient dans une folle politique économique de compétitivité.
Boris Johnson, apparemment proche de Donald Trump, pourrait être tenté de faire monter les enchères entre les Etats-Unis et la Chine. Capable de tout et son contraire, sans scrupule, ni idéologie, le nouveau Premier ministre va empêcher les Anglais de dormir, va s’amuser follement, mais pendant combien de temps ?
Un « no deal » laisserait des traces dans les relations futures avec les Européens. Ceux-ci peuvent-ils rester unis ? Le poker réclame des nerfs d’acier… et une bonne connaissance des fables de La Fontaine ! L’Allemagne, et ses alliés, va probablement tout faire pour éviter le « no deal », au risque de compromettre encore plus les relations avec la France et l’avenir de l’Union européenne.
L’heure de vérité approche ! C’est le moment d’être intelligent pour ne pas céder au bluff, une spécialité dans laquelle Boris Johnson semble posséder de grandes dispositions. Les peuples ne seront pas dupes. Rejeter la faute sur l’autre n’aura aucun sens historique. C’est le Royaume-Uni qui veut sortir de l’UE. À tout moment, il peut revenir sur sa décision. De toute cette histoire, les opinions publiques retiendront qu’avant de sortir de l’Union européenne, il faut y réfléchir à deux fois !
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