Le lundi 19 novembre restera sans doute dans les mémoires, comme un jour chargé de symboles. Carlos Ghosn, considéré au Japon comme un dieu vivant, héros de mangas, était attendu par la police à sa descente du jet Gulfstream G650 de Nissan qui venait d’atterrir à l’aéroport international Haneda de Tokyo. Il a été immédiatement conduit dans les bureaux du procureur de Tokyo qui lui a notifié sa mise en examen pour abus de bien social, malversations financières et fraude fiscale.
Carlos Ghosn n’est pas n’importe qui. Il est, depuis quelques mois, le premier constructeur mondial d’automobiles. C’est un chef d’entreprise français hors pair qui, en 1999, a sauvé Nissan, de la faillite. Au Japon, l’information a fait l’effet d’un tremblement de terre. En France, ce fut la sidération.
Présumé innocent, il devra s’expliquer sur des soupçons qui portent sur ses déclarations fiscales, l’utilisation, à titre personnel, de biens appartenant à l’entreprise et sur un certain nombre de détournements de fonds, propriétés du constructeur. Les montants en question, de l’ordre de plusieurs dizaines de millions d’euros, dépassent l’imagination. Comme les faits et les sommes sont inimaginables, des rumeurs ont immédiatement circulé sur le train de vie du chef d’entreprise. C’est Nissan qui aurait payé, en 2016, la réception donnée au château de Versailles à l’occasion de son mariage. Ses bureaux à New York, également, auraient été financés par Nissan.
« Cela sent le coup monté pour évincer M. Ghosn », s’exclament certains proches sous couvert d’anonymat. En France, c’est la sidération pour le gouvernement, actionnaire de Renault, qui attend des preuves et pour les employés inquiets ; à la Bourse, l’action dévisse.
Samedi, à la suite d’un mot d’ordre, lancé sur les réseaux sociaux, des « gilets jaunes » se sont mis en marche pour exprimer leur colère à la suite de l’annonce de la hausse des taxes sur le carburant. La fiscalité a souvent été le détonateur de révolte, de jacqueries. Ces mouvements de masse se produisent quand il n’y a plus d’autre solution. Les partis politiques, situés essentiellement aux extrêmes, incapables depuis dix-huit mois de s’opposer de manière constructive, au gouvernement d’Emmanuel Macron, tentent de récupérer un mouvement qui se veut apolitique mais dont un certain nombre d’animateurs ont un passé politique qui connote la nature profonde de la manifestation.
Autour du thème, également symbolique, de l’automobile et de la nécessité de pouvoir se déplacer, une partie de la population, économiquement faible, qui réside dans la France périphérique où elle se sent abandonnée, réclame du respect et de la considération au moins autant que des mesures d’allégements fiscaux. Souvent éloigné des métropoles, ce morceau de France invisible souffre. Il n’attend plus rien de l’État, n’a plus confiance dans les partis politiques, les syndicats, et n’a plus, pour exprimer son désespoir, que le droit de manifester pour attirer l’attention sur son sort, au risque que la radicalisation et des débordements finissent par nuire à sa cause.
La « France profonde », la « France d’en-bas », tente donc de se faire entendre. Emmanuel Macron, contrairement à ce que pensent ces Français, qui réclament son départ, est conscient de cette situation qui n’est pas nouvelle. Il pense que le projet sur lequel il a été élu permettra de répondre aux attentes de cette partie de la population, mais il faut du temps et, en attendant, il ne parvient pas à convaincre que sa politique est la bonne.
Il sait mieux que personne qu’il suffirait de dépenser quelques milliards d’euros pour calmer la révolte ou pour mettre en œuvre un grand plan d’investissement qui sortirait ces territoires de l’impasse dans laquelle ils se trouvent. Malheureusement, le niveau de la dette de la France et les contraintes du Pacte de stabilité ne lui laissent que des marges de manœuvre insuffisantes.
Qu’ont en commun ces deux événements ?
La mondialisation, le libéralisme, a indéniablement aidé les pays en voie de développement et réduit la pauvreté dans le monde, mais la prospérité s’est accompagnée d’un accroissement indécent des inégalités. La mondialisation, le libéralisme, non régulées, sans limites, n’ont pu empêcher que des pans entiers de populations soient délaissés, déclassés et poussés à se réfugier dans le populisme, le nationalisme. Des populations qui ne croient plus à la démocratie libérale et représentative. Le marché unique, mondial, ne rend pas heureux. Il permet de satisfaire des besoins, il a même tendance à les accroître par l’innovation, la recherche, le marketing, mais accentue aussi les frustrations, les insatisfactions. Il fragmente alors le politique qui sombre dans les extrêmes.
Carlos Ghosn a peut-être fait preuve de cynisme, de cupidité, mais il a un bilan incontestable. Visionnaire, il est admiré par ses employés. Il fallait voir le regard de ses cadres. Bénéficiaire du marché des principaux dirigeants qui organisent la mondialisation, il gagnait beaucoup d’argent. Né au Brésil, originaire du Liban, polytechnicien, il parle sept langues. La mondialisation était son terrain de jeu. Il faut être prudent, nous ne connaissons pas les charges qui lui sont opposées. Il n’est pas impossible que cette arrestation ne soit que la partie visible de grandes manœuvres capitalistiques qui impliquent les États concernés en raison des enjeux stratégiques que ces entreprises représentent. Le Japon ne supporte pas l’idée que Nissan, plus important que Renault, passe sous le contrôle du constructeur français.
Carlos Ghosn est le symbole de la mondialisation, avec ses excès. Bénéficiaire, jusque-là, il pourrait en devenir la victime.
Les « gilets jaunes », frustrés, humiliés, n’auront sans doute jamais le sentiment d’être les bénéficiaires de la mondialisation, même quand ils achètent un écran plat, un téléphone portable ou un véhicule Renault dont les prix – en euros constants – baissent grâce à la mondialisation. Le discours antisystème que tiennent les porte-parole du mouvement renvoie, en miroir, la face sombre de la mondialisation. Les « gilets jaunes » ne parlent pas de la mondialisation dans leurs slogans. Ils veulent seulement en être, eux aussi, les bénéficiaires.
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