Il est évident que les inégalités, les frustrations, les oubliés, les « perdants » d’une économie globalisée, dans un monde qui est devenu un village numérique, ont créé, dans tous les pays, sans exceptions, un sentiment de révolte qui prend des formes diverses. Aux Etats-Unis, Donald Trump obtient des scores élevés en disant aux révoltés ce qu’ils ont envie d’entendre. Il y a des Trump dans tous les pays occidentaux.
J’en étais à ce stade de mes réflexions, quand, tout à fait par hasard, mon regard s’est posé, dans ma bibliothèque, sur le livre d’Alexandre Soljénitsyne : « L’erreur de l’Occident », qui était en réalité un article écrit en février 1980, traduit du russe par Nikita Struve et publié aux USA dans Foreign Affairs dans son numéro d’avril 1980. La version française avait été publiée par Grasset dans la collection « Figures » dirigée par BHL.
Dans cet ouvrage, Alexandre Soljénitsyne dénonce avec une certaine véhémence les erreurs de l’Occident dans son comportement à l’égard du communisme, erreurs fatales, qui selon lui, « ont commencé dès 1918, quand les gouvernements occidentaux n’ont pas su voir le danger mortel que le communisme représentait pour eux. » Il explique que « l’opinion publique « progressiste » salua chaleureusement les débuts du régime communiste ». Les intellectuels « tenaient Lénine pour un bienfaiteur de l’humanité. Les puissances occidentales se bousculèrent pour renforcer économiquement et soutenir diplomatiquement le régime soviétique. » Les menaces étant concentrées sur Hitler, l’Occident n’a pas voulu voir et entendre le peuple russe. « L’Occident, pendant la Seconde Guerre mondiale n’a pas voulu défendre la liberté de tous, mais la sienne propre. »
Alexandre Soljénitsyne ajoute que « Yalta a ouvert la série des capitulations américaines […] et abandonné au communisme une vingtaine de pays. Pour l’écrivain, il s’agissait « d’une faiblesse spirituelle inhérente à tout bien être qui tremble pour lui-même. » Plus tard, « la coexistence pacifique », « la détente », « les intentions pacifiques des dirigeants du Kremlin » ont été des signes de faiblesse. Pendant que les Soviétiques perfectionnaient leurs fusées. Pendant que les Soviétiques anéantissaient des nationalités, l’Occident avait, toujours pour le grand écrivain « les nerfs fragiles » et beaucoup d’insouciance.
Plus tard, « l’Occident s’est trouvé un allié : la Chine communiste ! De nouveau la trahison… » Alors que le communisme s’arrête là seulement où il se heurte à un mur. »
Comment, en lisant ces lignes, ne pas penser, mutatis mutandis, à l’attitude de l’Occident, en général, et à certains courants de pensée, en particulier, qui cherchent des explications et par là même tolèrent l’émergence du salafisme djihadiste depuis la fin des années 1980. Ce courant a ses penseurs, des hommes redoutables : Abou Mohammed Al-Maqdissi, Ayman Al-Zawahiri (héritier de Ben – Laden), Abou Sayyaf en Indonésie. Ce club de penseurs du salafisme djihadiste a un but. Ils ont théorisé leur volonté d’imposer la charia dans le monde entier. Elle commence par une conquête des esprits par la prédication avec pour objectif de mettre la main sur les pays musulmans qui ne gouvernent pas encore selon la loi islamique. Par le biais des réseaux sociaux et des messageries instantanées sécurisées, ils sont en contact permanent avec les nombreux disciples, théoriciens et chefs de file du courant salafiste djihadiste qui n’est qu’un des nombreux épisodes du conflit sunnites-chiites qui remonte à la succession du prophète Mahomet, mort en 632 !
Abou Moussab -Al-Zarkaoui, quand il a pris la tête d’Al-Qaida en Irak, après l’invasion américaine de 2003 et Abu Bakr al-Baghdadi, autoproclamé calife de Mossoul en juin 2014, sur les territoires qu’il a conquis en Syrie et en Irak, sont des disciples du courant salafiste djihadiste. Al-Qaida et l’EI se livrent une lutte d’influence à mort pour le contrôle du mouvement, mais pourraient s’allier un jour pour frapper l’Occident.
Il faut relire Alexandre Soljénitsyne pour recouvrer une certaine lucidité sur la menace et se forger une volonté de résister et de lutter contre un sentiment d’impuissance et de colère qui ne peut constituer un système de défense.
En 2004, Abou Moussab al-Souri, un Syro-Espagnol, avait prophétisé dans un « Appel à la résistance islamique mondiale » que la chute de l’Occident viendrait d’attaques portées sur ses territoires par de jeunes musulmans révoltés qui agiront sans concertation centralisée. Gille Kepel appelle cette prophétie un « djihadisme de rhizome ». Le danger peut donc venir de partout avec une dimension mimétique très inquiétante. Cette idéologie a pour but de monter une armée de frustrés en leur fournissant un idéal, une raison de vivre. C’est une forme de terrorisme indétectable par les services de renseignement.
Daech se nourrit du populisme que ses actions provoquent. Cette organisation, par exemple, s’est félicitée d’avoir influencé le vote qui a abouti au Brexit en agitant la peur d’une arrivée massive de réfugiés. Face au délitement des valeurs de notre civilisation, l’idéologie djihadiste apporte des solutions religieuses, sociales, et des réponses aux inégalités et au pouvoir de l’argent. Daech s’est également fixé pour but de liquider « la zone grise ». Ils appellent « zone grise » les musulmans assimilés en Occident qui refusent de rejoindre le califat. Le « Mein Kampf » du djihadisme s’intitule « Gestion de la barbarie ». Le document de 200 pages, rédigé par d’anciens cadres du renseignement irakien, formé aux méthodes du KGB, définit les grandes lignes des objectifs poursuivis.
Tant que nous ne serons pas capables d’apporter, par l’éducation et la diminution du chomage des jeunes, des solutions à ceux qui se rallient à cette nouvelle cause, la menace ne fera que se développer et les sociétés occidentales exploseront sous les poussées populistes qui n’offrent pas de solutions.
Ce qui se passe au Moyen Orient n’est pas notre affaire. Ce qui nous concerne, c’est la tentative de mondialisation du conflit sunnites-chiites, qui remonte à la succession du prophète Mahomet mort en 632, et ne trouvera pas de solution avant très longtemps. L’écrasement de Daech ne changera rien à la révolte de jeunes Français radicalisés qui sont prêts à mourir pour une cause qu’ils croient juste.
Guerre des civilisations ou rejet des interventions occidentales au Moyen-Orient ? Crispation raciste et islamophobe de la société française ou prolongement du conflit israélo-palestinien ? Peu importe l’explication, le résultat est ce qu’il est. Quelques milliers de jeunes djihadistes français révoltés exercent une menace qui déstabilise gravement notre pays. Il s’agit avant tout d’une forme d’islamisation de la radicalité ; d’islamisation salafiste, c’est-à-dire d’un « islam de rupture » dont les parents de ces terroristes n’avaient même pas connaissance et qui s’apparente plus au nihilisme qu’à une religion ou à un idéal.
Ils ne connaissent pas l’Islam, ne s’intéressent ni à son histoire, ni à la théologie. C’est en bandes et souvent par hasard, qu’ils fraternisent et mettent en commun leurs causes de révolte. On peut, comme le fait Olivier Roy, se demander « pourquoi l’islam ? » Le politologue, spécialiste de l’Islam, a raison de répondre : « ils choisissent l’islam parce qu’il n’y a que ça sur le marché de la révolte radicale. Rejoindre Daech, c’est la certitude de pouvoir terroriser. »
En 1980, Alexandre Soljénitsyne écrivait : « C’est aux générations actuelles de l’Occident qu’il reviendra d’être ce barrage sur la route où leurs ancêtres ont reculé avec tant de légéreté pendant soixante ans […] cela exigera de vos hommes politiques, de vos diplomates, de vos militaires, une reconversion radicale : de leurs conceptions, de leurs méthodes et de leur tactique actuelles. »
L’ennemi a changé, mais le devoir de résistance est le même.
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