Pro et anti-Israéliens, pro et anti-Poutine, pro et anti-Américains s’invectivent à en perdre la raison. En politique intérieure, ce n’est pas mieux ; le moins que l’on puisse dire, c’est que les uns et les autres ne font pas dans la nuance.
Si j’avais un conseil à donner à ceux qui nous gouvernent, mais aussi aux dirigeants de l’opposition qui se donnent régulièrement en spectacle, à quelques journalistes qui semblent avoir perdu le sens de la mesure, à quelques magistrats sans doute épuisés devant la pile de dossiers qui augmente sans cesse sur leur bureau, et à quelques autres…c’est de profiter de la période des vacances pour lire – ou relire – « Les passions et la sagesse », un ensemble de textes que la Bibliothèque de la Pléiade (nrf) publia en 1960 pour rendre hommage à l’œuvre du philosophe Alain, de son vrai nom Emile-Auguste Chartier. Ils y trouveraient quelques conseils pour remettre à zéro leur logiciel, expression qu’Emile-Auguste Chartier n’aurait pu employer, mais qui, aujourd’hui, dit bien ce qu’elle veut dire.
Dans la préface que Gallimard demanda à André Bridoux d’écrire, le biographe explique – ce qui n’est pas simple – la pensée du philosophe. « Surmonter, c’est tout l’homme » avait coutume de dire Alain. « L’homme n’est autre que la possibilité de se surmonter pour franchir la distance des passions à la sagesse. » André Bridoux poursuit : « L’imagination a pour effets ordinaires le refus du monde réel, la fuite devant les moyens, l’incapacité de s’adapter à la situation présente. La perception est faussée. »
Le propos est intemporel. Il pourrait être tenu aujourd’hui pour commenter la situation économique désastreuse dans laquelle se trouve notre pays. André Bridoux ajoute : « L’imagination fait de toute passion une erreur continue sur ce que l’on sait, sur ce que l’on croit, sur ce que l’on espère et sur ce que l’on peut. En somme, un perpétuel aveuglement sur soi. »
Plus loin, le biographe explique : « Mal éclairées, mal gouvernées, les forces de l’âme s’usent contre des obstacles illusoires, ou nous précipitent dans le malheur et la méchanceté. Telle est la servitude humaine, la servitude des passions. »
« Le passage de l’imaginaire au réel, des passions à la sagesse, de la nature à la liberté ; c’est pour chacun, la reconquête de soi. L’action, c’est l’homme. L’homme le plus vertueux est toujours exposé à faillir. Un sage se distingue des autres hommes non par moins de folie, mais par plus de raison. »
André Bridoux, comme Alain, invite à relire « La République » de Platon. « N’est-ce pas fait d’expérience que les règlements les mieux étudiés ne sont efficaces que par la bonne volonté de ceux qui les appliquent. Il semble que de telles idées soient perdues de vue »…
Enfin, « toute la foi d’Alain était qu’à la longue la liberté saurait guérir les maux que se font les hommes. Il est affreux de voir ce mal que l’homme fait à l’homme. Heureusement, c’est un mal que la liberté saura guérir »…
Pour apporter – si besoin est – la preuve que la pensée d’Alain est intemporelle, je fais comme les chaînes de télévision qui rediffusent, pendant l’été, certaines émissions, je remets en ligne un billet qui date du mois d’avril 2006.
« Alain, un esprit qui nous manque ».
Un jour, Claude-Henry Leconte accompagnait Alain, son professeur dans la fameuse Khâgne de Henri IV, en bas de la rue Soufflot, près du Luxembourg. Alain héla un taxi. Leconte s’effaça respectueusement. Montez, lui dit Alain. Après vous, Maître…Non, montez d’abord, car je suis sourd d’une oreille, et je m’arrange toujours pour que les imbéciles soient toujours
du côté de cette oreille-là. Vous serez du coté qui entend…Cet échange résume la personnalité du philosophe : un esprit libre. Fils de paysan, André Maurois, qui fut son élève au lycée de Rouen, l’a décrit comme un gaillard vigoureux. Rue d’Ulm, à l’Ecole normale, il laissa le souvenir de quelqu’un de sarcastique, dur dans ses propos, refusant de subir les influences, désireux de rester indépendant. C’est à Rouen, qu’Emile Chartier, pour écrire en cachette, choisit le nom d’Alain. « Avant de juger, il faut comprendre » devint petit à petit sa ligne de pensée. Il s’intéresse à toutes les idées, les estime toutes vraies et fécondes. Il faut, disait-il, « des années de silence pour avancer d’un pas dans la connaissance de la vérité. » « Il faut découvrir le monde comme il est et l’homme comme il est. » Sa pensée se forme, se forge. Fidèle à ses idées, il dit à ses élèves : « La fidélité est la lumière de l’esprit…Dès qu’on change ses pensées d’après l’événement, l’intelligence n’est plus qu’une fille.. » Quand il arrive à Paris, en 1902, il commence à écrire ses « Propos ». Individualiste, refusant toute censure, inaccessible aux conseils comme aux reproches, il se révèle être un polémiste. Isolé, il ne songe qu’au lecteur inconnu. Ses cours sont restés célèbres. Il dédaignait être clair. Il considérait que l’obscurité était une bonne méthode pour éveiller l’esprit. Son maître Lagneau disait qu’il « était obscur par vénération. » Enseignant sans doctrine, penseur inclassable, libre, il est un peu un anarchiste intellectuel. Il se dresse contre les idées à la mode, contre les pouvoirs établis, la Sorbonne et contre tous les ennemis de l’homme. La guerre, qui « met l’homme tout nu » et qu’il va faire comme téléphoniste d’artillerie, lui donne l’occasion d’analyser les hommes, les caractères. En un mot, vous l’avez compris, cet homme nous manque aujourd’hui. Il reprochait à ses amis de trop lire Le Temps (le Monde de l’époque) et de trop dîner en ville.
Il aurait voulu que les peuples soient gouvernés non par ceux qui prétendent savoir parce qu’ils aiment le pouvoir, mais par des hommes qui administreraient leurs semblables selon le bon sens, l’égalité, l’humanité, qui « seraient des amis tout simples et sans orgueil », qui travailleraient pour « les pense-petit ». Il n’aimait pas les révolutionnaires, il haïssait les tyrans et la tyrannie d’un Etat maître de la communauté et de la centralisation organisée par lui. Ainsi, il combattait toutes les grandes idoles. C’est un plébéien, un démocrate qui refusait l’idée même de commandement. Par les temps qui courent, je conseille de lire, ou relire, ses Propos. C’est réconfortant.
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